Sous la plume d'Al Hakawaty, alias Salem Labbène, le dialecte tunisien est si proche de l'arabe littéraire que bientôt ils peuvent faire bon ménage. C'est tout simplement beau. Ce recueil de poèmes nous embarque dans deux mondes différents : l'un, en dialecte tunisien, ne peut ne pas rappeler le Fdaoui, ce narrateur volubile qui, au milieu d'une horde de passionnés de bonnes paroles, dispense, à travers ses histoires, des enseignements, des aphorismes, de la sagesse pour tout dire. Sauf que le ton, ici, est enténébré, empreint de mélancolie, de spleen, de déception aussi : très souvent l'homme se couche, le soir, en étreignant dans ses bras le paradis, pour se réveiller, le matin, sur une réalité carrément ténébreuse. L'espoir s'effrite, s'estompe, se meurt ; la lumière s'éteint; et cette impression, douloureuse, que le bateau ivre a coulé. Et malgré tout, Al Hakawaty, au moment même où le dernier rai de lumière se meurt, a la grandeur d'âme de se cramponner encore au dernier filet d'espoir. Mais oui, la vie des hommes est devenue violence, cruauté, égoïsme meurtrier, dévastateur ; mais il faudrait des hommes tels Al Hakawaty pour ne pas sombrer avec le bateau. Le deuxième monde, en arabe littéraire, est une petite suite d'élégies, dont celle, la plus pénible, consacrée à...Saddam Husseïn sous l'intitulé «La boucherie d'Hollywood». Mais non, l'auteur n'oublie pas quel homme était le dictateur de l'Irak, mais il ne peut oublier non plus ces images de la honte diffusées un 26 décembre 2006 sur toutes les chaînes de télévision mondiales. Pourtant, ce n'est pas tant la boucherie d'Hollywood ou la retransmission abjecte et en direct qui font le plus mal, mais cette résignation des Arabes à regarder en face leur propre humiliation : « Ô fils d'Adam, ta boucherie est érigée en spectacle... (...) Ô nation si habituée à l'humiliation que s'en nourrissent le seigneur comme l'esclave... ». Terrible réquisitoire contre un monde arabe qui, juste au moment (la guerre d'Irak) où il devait amorcer son union, a préféré se ranger du côté de son bourreau. Et malgré tout, Salem Labbène ne cède toujours pas au désespoir. Demain, rendez-vous du jasmin ?... Vraiment ?... Faut-il en rire de scepticisme ou en pleurer de bonheur ? Jasmin ?... Oui, au fond : les Arabes offrent toujours du jasmin aux étrangers, mais ceux-ci n'ont que des obus et des bombes à nous offrir sur le crâne. Mais comment te lire, Hakawaty, sans avoir les larmes aux yeux ?... Comment ?!... Comment, à travers ta poésie-roman, ne pas recevoir en pleine figure notre petitesse, notre faiblesse, notre bêtise qui consiste à toujours espérer sans rien faire ? Les Arabes construisent des jours sans lendemains, alors que l'Occident construit des lendemains en travaillant aujourd'hui ! L'Occident n'espère rien, il réalise ! Alors que nous autres, Arabes, nous ne réalisons rien, mais nous espérons. Jasmin ?... Quel jasmin ? Celui que l'Occident lâchera demain sur nos tombes en pouffant de rire ? ... Ô Hakawaty, tu sais très bien que les Arabes vivent de l'image reluisante de l'Occident avec l'espoir de l'atteindre un jour, alors que l'Occident vit de nos larmes, de notre sang ! C'est très beau de te lire, Salem Labbène; il est très beau cet espoir dont tu es capable ! Mais, pardonne-nous, ce jasmin-là, on n'y croit plus vraiment. Sauf miracle... ————— (*) 148 pages, Edition Leptitpont, 10 dinars.