Salem Labbêne, alias Al Hakawaty, est un vrai persifleur. Ses nouvelles, du moins dans cet ouvrage, sont si déroutantes qu'on finit par rire de nous-mêmes. D'une historiette à l'autre, nous sommes, tout comme les protagonistes d'ailleurs, constamment à l'hors-jeu. Juste au moment où nous pensons avoir deviné à peu près le dénouement de telle ou telle situation, nous nous retrouvons loin à côté de la réalité des choses. Il est un fait que les nouvellistes tunisiens, de langue arabe comme Al Hakawaty, sont de plus en plus épris de l'absurde, un genre littéraire fort sarcastique. Ici, dans Grappe d'histoires, nous sommes en plein dans le tragi-comique. Les personnages sont des jouets, sinon des marionnettes, entre les mains de l'antihéros. Narrateurs directs («je») ou indirects («il»), les personnages-clés sont loin d'être des héros, mais des daubeurs qui aiment se gausser d'autrui — à moins qu'ils se raillent d'eux-mêmes. Un homme et une femme qui rêvent d'être réunis, que le destin réunit une première fois, puis une deuxième fois, mais qui laissent passer les deux chances pour mieux savourer la troisième : elle n'arrivera jamais. Raté! Le train sifflera trois fois, pas le destin. Un jeune homme de 17 ans, apparemment issu d'une famille riche, qui invite ses copains pour une journée à la plage à bord d'une voiture luxueuse ; la police municipale la remorque vers la fourrière pour avoir été garée à un endroit interdit. Les copains sont livides de déception et de rage, mais lui, leur hôte, éclate de rire : comme il a volé cette voiture, il va tout simplement voler une autre. Ou encore cet homme d'un certain âge qui, le jour de son anniversaire, va commander un déjeuner pour quatre personnes dans un restaurant luxueux. Les quatre couverts sont effectivement utilisés, les mets consommés et l'alcool ingurgité...; oui, mais personne n'est venu à sa table lui partager le bonheur du repas, il a tout consommé, seul, sans ses prétendus invités. Ce tragi-comique —mais on le comprendra en fermant le livre— cache des douleurs. La douleur qui nous pousse à jouer les riches pour une fois dans notre vie ; la douleur de n'avoir pas été un être cher et aimé, mais que pour une fois qu'on l'est, on cherche à faire durer le plaisir jusqu'à le perdre stupidement ; la douleur de n'avoir personne à ses côtés le jour de son anniversaire, mais qu'on s'entête à faire croire —et à croire soi-même— qu'on n'est pas seul. La subtilité de cette Grappe d'histoires, c'est qu'elle exige d'être lue à deux niveaux : au premier degré, le sarcasme et le rire ; au second, l'amertume d'une réalité souvent choquante et douloureuse. Mieux, alors, vaudrait en rire et se limiter au premier degré. (*) En arabe littéraire, Edition Le Ptypont (Dar al jissr assaghir), 210 pages.