Par Amira KECHICHE* Dans la Tunisie post-révolutionnaire, les blogs prennent une place prépondérante dans le paysage médiatique. Un mélange d'information, d'opinions et de révélations remplissent les écrans d'ordinateurs des Tunisiens et animent leurs discussions. Leur succès est indéniable mais est-il gage de crédibilité ? Et si oui, le blogueur est-il en train de prendre la place du journaliste ? Et puis, au fond...à quoi sert un journaliste de presse écrite ? Je l'admets, j'use de la provocation en mettant sur un pied d'égalité le blogging et le journalisme. Toutefois, comme bon nombre d'entre vous chers lecteurs, je suis incapable de citer une révélation récente faite par un journal de la place ou le nom d'un journaliste connu de la presse écrite. Les blogs d'investigation, d'opinion ou les pages satiriques montrent la vitalité de la jeunesse tunisienne. Ils viennent bousculer une presse papier divisée entre le trop conventionnel et le trop sensationnel. Ils “parlent vrai", emploient un langage franc et compréhensible par tout le monde, sont réactifs et drainent les lecteurs. Les blogueurs trouvent dans les pages facebook un relais puissant à leurs écrits, qui sont partagés, repartagés, commentés et “likés". Mais si les articles des blogueurs trouvent autant de succès, c'est probablement aussi parce qu'ils viennent combler un vide laissé par la presse écrite tunisienne, qui est certes présente sur internet mais qui semble en déphasage avec les exigences des internautes : une information actualisée, une réaction instantanée et une possibilité pour l'internaute de commenter. Essayez de réagir en ligne sur cette tribune et jugez par vous-mêmes : le site La Presse de Tunisie n'offre pas cette possibilité. Le blogging apporte un souffle nouveau dans le paysage médiatique. C'est un mélange de faits, d'opinions et de sentiments. Il fait exprimer une subjectivité nécessaire, un commentaire libre, des convictions personnelles. Il offre un espace d'expression contradictoire et, somme toute, indispensable. Parfois, cet espace se transforme en défouloir, satirique dans certains cas, plus sérieux dans d'autres, bon enfant le plus souvent, violent parfois. Pour bloguer, c'est simple. Une connexion et un site internet suffisent, nul besoin de carte de presse ou de syndicat. Le blogging s'affranchit non seulement des règles du journalisme classique mais aussi de ses restrictions. A ce titre, il n'a aucune obligation vis-à-vis du sacro-saint devoir d'information ou non moins fameux principe de neutralité de la presse. C'est l'individu qui s'exprime et non l'organisation. La blogosphère est diverse, non organisée voire chaotique. Mais c'est un chaos créatif, une source d'énergie et d'idées dont la presse classique devrait se nourrir pour comprendre les tendances de fond de l'opinion publique. Signe de la nouvelle puissance de la blogosphère, la publication par certains blogs d'enquêtes et de scoops. La blogosphère ne se contente plus de commenter l'actualité mais fait l'actualité. Certains blogs ont même réussi à faire parler d'eux dans les médias classiques. Leurs enquêtes ou leurs révélations ont touché aux questions économiques, ont interpellé la classe politique et ont mis les projecteurs sur des personnalités ou des institutions. Ce phénomène installe la blogosphère comme un média à part entière. Nous sommes passés en quelques années de blogs-îlots isolés critiques de la situation tunisienne d'avant-la révolution, à un archipel incroyable de blogs commentant l'actualité pour arriver enfin à l'émergence d'un sous-continent médiatique capable de créer l'information. La reprise quasi-immédiate des enquêtes en question par les médias classiques vient sceller l'arrivée de ce nouveau média. A ce titre, le traitement accordé à ces blogs par la presse écrite est significatif. Des quotidiens se sont appuyés sur ces révélations pour faire réagir la classe politique et l'opinion publique et par conséquent ont amplifié le buzz. Ils se sont contentés de reprendre ces révélations sans les confirmer ou les infirmer par des contre-enquêtes, ils n'ont pas mené d'analyse de fond sur ces sujets et n'ont pas tenté d'ouvrir des espaces de débat autour de révélations en question. On pourrait penser dès lors que les blogs viennent occuper une place laissée vide par la presse écrite et que face à la relative passivité de cette dernière, c'est plutôt une bonne chose! Toutefois, ce succès est-il gage de crédibilité ? La perte de terrain des journaux face aux blogs ne devrait pas nous faire oublier quelques règles de fabrication de l'information : - l'information se nourrit d'actualité et de témoignage des gens mais également de paroles d'experts, de recherche académique - la production de l'information mélange l'instantané, comme par exemple les dépêches d'information, et le lent travail d'analyse et de recoupement des sources - la solidité de l'information dépend de la capacité à créer chez le lecteur une forme de prise de distance. Celle-ci est garantie si l'information est accompagnée par une contre-enquête ou une mise en perspective plus globale ou si elle est enrichie par un débat contradictoire. Le blogging peut-il s'affranchir de ces règles ? Bien sûr que oui! La presse écrite peut-elle s'en affranchir ? Bien sûr que non! Certains blogs sont en train d'évoluer vers une forme de journalisme open-source qui, en participant à la fabrique de l'information, se doivent de se poser des questions fondamentales sur leur rôle. Sont-ils capables de nourrir leurs informations, avec de l'expertise et des témoignages, de recouper leurs sources voire de prendre du recul par rapport aux résultats de leurs enquêtes ? Comment pourraient-ils garantir leur indépendance financière et éditoriale ? Comment pourraient-ils garantir l'indépendance de leurs sources ? A ces questions, seules les années à venir pourraient nous apporter des éléments de réponse. Aurait-on un jour un Washington Post tunisien capable de s'imposer comme média libre ET crédible ? La presse écrite a en tout cas un formidable rôle à jouer. Le blogging pourrait l'enrichir, compléter son offre et lui apporter son énergie. Elle pourrait lui apporter son savoir-faire, et l'expérience de ses journalistes. Des passerelles sont possibles à l'image de ce que font certains médias étrangers. Espérons que La Presse de Tunisie pourra un jour créer ses propres passerelles...et la possibilité de commenter et débattre en ligne sur ses publications.