Après avoir voté le 23 octobre, la Tunisie entame l'étape de l'élaboration d'une nouvelle constitution qui ambitionne d'être démocratique. Depuis le 14 janvier, la parole longtemps baîllonnée s'est tout d'un coup libérée. Le paysage médiatique est en effervescence. Journalistes professionnels, blogueurs et citoyens exploitent les nouveaux outils de communication dédiés par internet. Qu'offre la révolution numérique dans cette phase de transition ? Un colloque organisé, depuis hier, par CFI coopération médias, une filiale de France2, l'Association tunisienne des libertés numériques (ATLN), l'Association de multimédia et de l'audiovisuel (AMAVI) et Tunisia Live, tente d'apporter des éléments de réponse à cette question. L'atelier consacré à l'évolution des médias tunisiens, du journalisme de dictature au journalisme citoyen a été très suivi. Sihem Ben Sedrine a rappelé que la révolution n'a pas encore eu lieu, ni dans la justice, ni dans l'administration, ni dans le corps de sécurité. Comme un fleuve en cru qui a nettoyé sur son passage, la Révolution pose le problème de la structuration sur tous les plans. Entre ce moment et la mise en œuvre du changement, du temps est nécessaire. L'opportunité de changement est là, il faut la saisir. Dans les médias, dit-elle, la construction se fait d'en haut et d'en bas. Tous les intervenants ont une responsabilité particulière. « Sous la dictature, les choses étaient simples : le système était très centralisé avec un grand baron au Palais de Carthage et des relais comme l'ATCE, l'ATI, la police politique. Avec la Révolution le système a sauté. Nous n'avons plus de ministère de l'Information. En réalité, il existe bien un ministère d'information caché au Premier ministère. Il est formé par le noyau dur de l'ATCE », ajoute la conférencière. Dans cette période transitoire, le système a implosé et continue de façon désorganisée. « Un petit noyau se trouve dans le ministère de l'Intérieur, dans les médias publics, certains médias privés comme ceux créés par des hommes d'affaires mafieux », dit-elle. Face à ce paysage médiatique traditionnel, on trouve la pression de l'opinion publique et des médias alternatifs. Tous les chiffres montrent que la télévision publique a gagné en audimat par rapport à AL Jazira. « Sous ces pressions, les médias publics étaient obligés de s'ouvrir sans changer totalement la mécanique de désinformation » , avance-t-elle. Les médias alternatifs, twetter, facebook,…ont créé une nouvelle compétition. L'ancien système continue d'agir. La coexistence du nouvau et de l'ancien, rééquilibre au fur et à mesure le rapport des forces. La preuve : lors du dernier rassemblement des journaliste à la Place de la Kasbah, les jeunes et les forces de changement, étaient côte à côte avec les barons de l'ancien système. C'est là l'expression de l'absence de régulation. Les qustions qui se posent sont quelle régulation, pour la nouvelle étape ? Quelle auto-régulation ? Quels statuts pour les médias publics ? les journalistes qui ont travaillé dans la désinformation, comment les former pour la nouvelle étape ? La bataille de l'information est capitale, car « sans information, il ne peut y avoir de réformes dans les autres domaines », conclut-elle. Cassure entre journalistes professionnels et la blagosphère Comment doivent s'établir les rapports entre journalisme classique et journalisme alternatif ? Le journalisme citoyen, peut-il se passer de l'expérience du journalisme professionnel ? Pierre Haski, fondateur de Rue 89, a déclaré qu'en France dans un contexte politique très différent se posaient les mêmes questions, il y a cinq ans. Il y avait une cassure énorme entre les journalistes professionnels et la blagosphère. Il était, à l'époque, journaliste et en même temps bloggueur dans le site de Libération. Les rapports entre journalistes et lecteurs ont changé. En 2006, avec la crise de Libération, s'est posée la question : comment passer du classique à l'alternatif ? Ceux qui niaient la pertinence des règles journalistiques avaient tort. Rue 89 a ouvert la porte à la participation des non journalistes. La Une a même été faite par un article non produit par un professionnel. La présence de professionnels est bien perçue par le public, car la rumeur, la diffamation et l'insulte n'ont pas de place. Aujourd'hui, le journalisme citoyen et le journalisme professionnel se sont beaucoup approchés. « Il n' y a plus un média qui ne lance un appel à témoins, par opportunisme ou par conviction ». Les réseaux sociaux constituent une évolution fondamentale qui a réduit les distances entre les hommes. Sur twetter, chacun peut communiquer avec tout le monde. Toutefois, le travail du journaliste est nécessaire et fondamental, dans l'enquête, la vérification et la validation de l'information.L'auto-régulation est importante. L'internet peut être le poison et l'anti-poison. « Autrefois, lorsque quelqu'un achetait une télévision, on parle d'un consommateur de plus de l'information. Aujourd'hui, lorsque quelqu'un achète un nouveau moyen de communication, on a un producteur de plus d'information », conclut le fondateur de Rue 89. Nadia Ayadi (Cahiers de la liberté), rappelle que son association essaie de faire de la sensibilisation politique. Les médias citoyens sont variés, mais ne sont pas bien structurés pour faire un travail professionnel. Certains utilisent la plate-forme pour diffamer. « Les médias citoyens ne remplacent pas les professionnels, mais apportent une autre information pour les jeunes, une voix différente avec une ligne éditoriale propre à leurs convictions », dit-elle. En Tunisie, même si la liberté d'expression est fragile, des changements sont perceptibles. De nouvelles plates-formes d'information paraissent. L'association « Cahiers de la liberté », est une petite structure, formée d'anciens blogueurs. Elle veut aller vers les citoyens, même dans la rue. Pendant les élections beaucoup de citoyens ont fait des choix électoraux qui ne se basent pas sur une bonne connaissance des choses. Un travail sera fait sur les problèmes de décentralisation et des régions. On continue de diffuser de fausses informations, de l'intox, de la rumeur et des préjugés… L'association compte publier son journal et le diffuser avec un autre. L'opinion publique, un acteur important Malek Khadhraoui (Nawaat), rappelle que l'évolution dans le journalisme citoyen, a commencé avant le 14 janvier par l'émergence de nouveaux types de médias. Des professionnels tunisiens, des spécialistes, des citoyens avaient commencé par utiliser Internet pour des débats qui n'existaient pas dans les journaux. Quelques citoyens ont commencé à produire du journalisme citoyen, au début pour relayer des informations qui existaient et pour les partager. Progressivement, le contenu a pris forme. Un an avant le départ de Ben Ali, les sites alternatifs comme Kalima, Nawaat, n'avaient pas beaucoup de fans sur facebook. Après le 14 janvier, une ouverture soudaine a eu lieu. L'opinion publique à travers les réseaux sociaux est devenue un acteur important. Elle s'impose. Les médias alternatifs vivent leur première crise. Doivent-ils devenir professionnels ? Il faut trouver une solution pour répondre aux besoins de l'opinion publique et du professionnalisme. Sihem Ben Sedrine ne manquera pas de rappeler que dans les médias alternatifs, il y a ceux qui sont malintentionnés. Elle appelle à réfléchir aux mécanismes de régulation et d'auto-régulation.