Par Hmida Ben Romdhane Il y a dix ans, Bagdad chutait. C'était le 9 avril 2003. Les troupes américaines entrèrent dans la capitale irakienne, signant la fin du régime autoritaire de Saddam Hussein. Il y a dix ans, Bagdad chutait pour la quatrième fois. La première fois, c'était en février 1258. Le Mongol Houlakou avait fait une entrée fracassante à Bagdad où ses hommes avaient semé une terreur indescriptible, détruisant et brûlant tout sur leur passage, et massacrant tout Irakien qui avait la malchance de se trouver sur leur chemin. La deuxième fois, c'était en juillet 1401. Le Turco-Mongol Tamerlan (Timour Leng) avait fait une entrée dévastatrice à Bagdad où les atrocités commises par ses troupes conquérantes n'avaient rien à envier à celles commises un siècle et demi plus tôt par son prédécesseur Houlakou. La troisième fois, c'était en juillet aussi, mais de l'année 1534. Les troupes ottomanes de Soliman le Magnifique (Suleimane Al-Qanouni) firent leur entrée à Bagdad. Contrairement aux troupes de Houlakou et de Tamerlan, celles de Soliman le Magnifique n'étaient pas venues pour détruire, massacrer, piller et partir. Elles étaient venues pour y rester. Leur séjour en Irak, tout comme dans le reste du monde arabe d'ailleurs, avait duré près de quatre cents ans. Quatre siècles de Pax Ottomana au cours desquels Bagdad n'avait plus connu de chute... jusqu'à celle du 9 avril 2003. Les historiens diront peut-être un jour quelle invasion aura été la plus dévastatrice pour Bagdad, celle du Mongol Houlakou ou celle de l'Américain George W. Bush. Mais avant même que les historiens ne rendent leur verdict, les choses sont visibles à l'œil nu, et claires pour le commun des mortels : l'invasion des Mongols n'avait duré que quelques semaines et les Irakiens s'étaient mis aussitôt à panser leurs blessures, alors que l'effet dévastateur de l'invasion américaine est toujours à l'œuvre et, dix ans après la chute de Bagdad, le calvaire des Irakiens est loin d'être terminé. Trop de choses ont été dites et écrites sur ce calvaire des Irakiens : morts, blessés et mutilés par centaines de milliers, réfugiés et déplacés par millions, destructions à grande échelle, prolifération terrifiante du terrorisme, réveil des démons ethniques et confessionnels, etc. Mais il y a autre chose de vraiment grave que les médias dans le monde et même en Irak parlent très peu ou pas du tout : la confiscation des archives du régime de Saddam Hussein par les troupes américaines et leur transfert aux Etats-Unis. Tout s'est déroulé très vite dans les premières semaines de la chute de Bagdad. En entrant dans la capitale irakienne, les troupes américaines avaient envahi les palais présidentiels, les ministères, les sièges des services de sécurité et du parti Baâth. Ils ont raflé tout ce qui leur est tombé sous la main, et en particulier les archives. Selon le journal en langue anglaise paraissant aux Emirats arabes unis, The National, «près de 80% des archives du régime de Saddam Hussein ont été confisqués et transférés aux Etats-Unis». Des millions de pages de documents et des milliers d'heures d'enregistrements vocaux relatifs à des années de fonctionnement de l'Etat irakien sous la direction de Saddam Hussein sont maintenant disséminés dans différents endroits dans la capitale américaine, et en particulier dans le musée international de l'espionnage et dans le Centre de recherche sur les conflits à l'Université de la Défense nationale à Washington. En plus donc des morts, des réfugiés, des destructions et de la perte d'une décennie par le peuple irakien, voilà que celui-ci se voit dépouillé de sa mémoire. Pourtant, les archives sont protégées par les conventions de La Haye de 1954 et, plus explicitement encore, par les protocoles additionnels de 1977 du Comité international de la Croix rouge (CICR). Quant à l'Unesco, elle décrit les archives d'Etat comme étant «une part importante de l'héritage de toute communauté nationale». Mark Stout est l'un des historiens américains qui ont pu se pencher sur des centaines de milliers de pages d'archives et des milliers d'heures d'enregistrements vocaux. Il a pu se faire une opinion de Saddam Hussein : «Il n'était ni stupide ni fou. Il était très bon dans ce qu'il faisait, c'est-à-dire survivre dans un environnement politique coupe-gorge». Mais quelle que soit l'opinion que se font les Américains de Saddam et de son régime à partir de ces archives, elle n'intéresse les Irakiens ni de près ni de loin. Ce qui importe pour les Irakiens, c'est l'idée qu'ils devraient se faire eux-mêmes de leur histoire et de leur ancien président, non pas à travers les bavardages du café de commerce, mais à partir de documents écrits et audiovisuels qui représentent la mémoire vivante de la nation irakienne. Et l'une des nombreuses conséquences désastreuses de la guerre d'Irak est que les historiens américains ont accès à cette mémoire, mais pas les historiens irakiens. Le vol des archives irakiennes par une armée d'occupation est loin d'être une première dans les annales internationales. Un tel vol est assez courant dans les guerres entre nations. Par exemple, l'armée hitlérienne avait raflé les archives russes à Smolensk au début de l'agression nazie en 1941. Déposées en Bavière, ces archives avaient été raflées de nouveau par l'armée américaine après la défaite de l'Allemagne nazie. Pendant de longues décennies, ces archives avaient été minutieusement épluchées et étudiées par différents spécialistes américains dans le but de «mieux comprendre le fonctionnement de l'Union soviétique», alors ennemie numéro un des Etats-Unis. Les archives de Smolensk n'ont finalement été restituées à la Russie qu'en 2002, c'est-à-dire 57 ans après leur saisie en Bavière. Il faut souhaiter que les Irakiens n'aient pas à attendre aussi longtemps.