Par Soufiane Ben Farhat Sage initiative que celle de l'Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts Beït al-Hikma de procéder à la publication d'un recueil bilingue des traductions (en français) de la revue Al-Mabahith. Dès l'avant-propos, l'honorable Abdelwaheb Bouhdiba, président de l'Académie, annonce la couleur : "Fondateur de la revue Al-Mabahith en 1938, Mohamed Bachrouch fut tour à tour essayiste, nouvelliste, poète et critique littéraire. A sa mort, c'est le professeur Mahmoud Messaâdi qui assura les responsabilités de la direction et de la rédaction de cette revue. Sans sous-estimer le mérite de Bachrouch, on ne peut manquer de constater un ton nouveau inculqué à la revue par le nouveau directeur. Doté d'une culture solide et animé par un militantisme ardent, Messaâdi réussit à réunir autour de lui une pléiade de jeunes professeurs aux spécialités diverses : Mohamed Souissi, Ahmed Abdesslem, Abdelwaheb Bakir, Ali Belhaouane, Béchir Goucha, Sadok Mazigh, Tahar Guiga et bien d'autres encore". Les mots, armes de combat L'enjeu était alors de taille. Pour le système colonial français, l'arabe était une langue de trop. Qui plus est véhicule immatériel et temple secret de l'insaisissable âme d'un peuple demeuré rebelle. Une âme au bout du compte indestructible, rétive à l'assimilation, la domestication intellectuelle et la mise au pas affective et spirituelle. Pour les ultra-colonialistes, l'arabe était même assimilé à une langue morte. La langue de Voltaire devait sévir, seule et indétrônable. Pour les autochtones, les indigènes comme on disait alors péjorativement, il fallait oublier la langue d'al-Maarri et apprendre à dire «oui» en français. A l'instar de ses aînés, notamment les animateurs du mouvement Jeunes Tunisiens au début du XXe siècle, la génération de Messaâdi ne baissa pas les bras. C'étaient des intellectuels brillants. A leurs yeux, la culture, les concepts, les arts, l'apprentissage des langues tiennent lieu de redoutables armes de combat. Et pour ce faire, ils n'hésitaient pas à changer le fusil d'épaule. Formés pour la plupart aux écoles franco-arabes et à l'université française, ils n'en étaient pas moins attachés au resplendissant et valeureux corpus de la culture, de la littérature et des belles-lettres arabes. Ils comprirent très tôt l'importance des traductions en arabe des œuvres universelles. Et ils s'y investirent avec brio. Bien évidemment, la langue française tenait alors le haut du pavé. Et nos jeunes polyglottes tentèrent d'en croquer, via la traduction, certaines des œuvres les plus représentatives, significatives ou marquantes. Mais ils ne dédaignèrent pas la traduction en arabe d'œuvres issues d'autres langues telles l'espagnol, le portugais (brésilien), le hongrois (magyar) ou le tchèque. Le recueil publié par Beït al-Hikma réunit les textes français les plus significatifs avec, en vis-à-vis, leurs versions traduites en arabe. Faîtes, cimes et trônes Ainsi peut-on y lire, dans l'ordre, Prométhée enchaîné d'Eschyle, traduit par Abdelwaheb Bakir, des fragments des Pensées de Marc-Aurèle, traduits par la revue sans citer de nom précis, des extraits d'Andromaque, la tragédie en cinq actes de Racine, traduits par Hédi Laâbidi et Jalel Eddine an-Naccache, l'Ecole des Mères, comédie romanesque de Marivaux, traduite par Abdelwaheb Bakir, Le Corridor de la tentation, extrait de Zadig de Voltaire, traduit par la revue, Le style, extrait du discours de réception à l'Académie française de Buffon, traduit par Mohamed Souissi, Le monologue de Figaro, extrait du Mariage de Figaro de Beaumarchais, traduit par Mohamed Souissi, l'importance des outils de liaison, extrait du Mariage de Figaro de Beaumarchais, traduit par Mohamed Yaalaoui, des traductions de poèmes de Victor Hugo et Alfred de Musset par les soins de Hédi Laâbidi, un extrait d'Un été dans le Sahara d'Eugène Fromentin, traduit par Mohamed Souissi, un extrait de Salammbô de Gustave Flaubert, traduit par la revue, des traductions de poèmes des Fleurs du mal de Baudelaire, par les soins de Sadok Mazigh, La critique est une science, extrait de la Philosophie de l'art d'Hyppolite Taine ainsi qu'un texte de Jean Jaurès, traduits par Mohamed Yaalaoui. Il faut relever que les traductions de Mohamed Souissi sont inédites. De même, les traductions de Mohamed Yaalaoui sont plus récentes que celles d'Al-Mabahith, bien qu'elles aient été incorporées dans le livre. La lecture de ce recueil vaut bien le détour. On y retrouve un certain classicisme sublime, surtout dans la partie où les traductions se déclinent sous forme de poésie arabe. La phrase est y ramassée, les termes et les images adroitement puisés dans des registres intimes de familiarités mentales et spirituelles. Hédi Laâbidi et Sadok Mazigh notamment y atteignent ces seuils inégalés qui font de la traduction une transposition créatrice, une création sur la création. A les lire, on frémit aux périphéries d'un certain absolu. Et l'on se demande, exception faite de quelques cas somme toute rares, où diable est passé le flambeau de ces invétérés traducteurs, familiers de faîtes, de cimes et de trônes que n'atteignent que des esprits profondément imprégnés de l'art du beau‑? Où sont-ils passés les flambeaux ? Où ? Où‑? Sage initiative que celle de l'Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts Beït al-Hikma de procéder à la publication d'un recueil bilingue des traductions (en français) de la revue Al-Mabahith. On en redemande.