“La critique est une science” disait Hyppolyte Taine dans sa “Philosophie de l'Art” et d'expliquer que les temps où l'esthétique disait que le beau est l'expression de l'idéal moral sont bel et bien révolus et que la méthode moderne consiste à exposer des faits et tenter d'expliquer comment ils se sont produits, sans se soucier du talent ou du labeur de celui qui a réalisé l'œuvre d'art. Car celle-ci doit être approchée, tout simplement, comme un fait et un produit dont il faut marquer les caractères et chercher les causes, rien de plus. Ainsi comprise, la science ne proscrit ni ne pardonne : elle constate et explique. Cet extrait du texte de Taine, présenté ici avec quelques libertés, est publié dans le livre “un florilège de traductions de la revue… Al-Mabâhith”, livre où sont rassemblées les contributions d'une pléiade d'intellectuels qui ont collaboré à cette revue du temps de son fondateur Mohamed Bachrouch ou de celui de son successeur Mahmoud Messaâdi qui insuffla un rythme et une ligne modernes à la revue en s'entourant de jeunes professeurs aux spécialités diverses : Mohamed Souissi, Ahmed Abdessalem, Abdelwaheb Békir, Ali Belhaouane, Béchir Goucha, Sadok Mazigh, Tahar Guiga et bien d'autres encore. Tout en étant attachés à leur langue et leur patrimoine sérieusement menacés par les ultra-colonialistes, ces jeunes intellectuels ne se replièrent pas sur eux-mêmes, réaction qui les aurait définitivement marginalisés. Conscients que la littérature étrangère commençait à s'imposer avec une force considérable et attirés par ses lumières, ils décidèrent d'en traduire plusieurs pans comme l'attestent les nombreuses traductions publiées par la revue “Al-Mabâhith”. Si le choix des textes publiés simultanément dans les deux langues (arabe et français) semble légèrement hébroclyte, cela n'enlève rien, ni à la beauté de la majorité d'entre eux, ni à la haute maîtrise des deux langues par leurs traducteurs, ni à la richesse poétique et esthétique de ce qu'ils nous ont présentés. C'est ainsi que Abdelwahab Bakir ouvre le bal avec l'une des tragédies les plus marquantes de l'histoire de la littérature universelle : il s'agit de “Prométhée enchaîné” signé par le père du théâtre grec : Eschyle. C'est le même Bakir qui offrit aux lecteurs de “Al-Mabâhith” une version arabe intégrale de “l'Ecole des Mères” de Marivaux. Hédi Laâbidi traduit en vers des poèmes de Vigny et de Musset. Le plus hardi de ces traducteurs semble être Sadok Mazigh qui s'attaqua à la traduction de Hugo mais surtout du poème culte de Charles Bandelaire “Le voyage” auquel “Le bateau ivre” de Rimband ne serait pas totalement étranger, cette errance fantasmagorique où “nous allons, suivant le rythme de la lame, berçant notre infini sur le fini des mers”. Comment serait donc la fin de ce voyage où l'on aurait tout vu, tout découvert ? La mort, ultime port à qui Baudelaire adresse cette terrible prière : Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre ! Ce pays nous ennuie, ô mort ! Appareillons ! Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre, Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons ! Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte ! Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ? Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau ! “La critique est une science” avais-je avancé au début de cet article. Je ne sais si cela relève de la science mais mon plaisir à lire ces grands textes poétiques ou théâtraux est certain.