Zouhaïr Erraiess a frappé fort cette fois-ci. Bien fort. Un vaudeville délicieux, fait de musc, d'arôme et d'olibans sensuels, qui a rehaussé la 8e édition du Printemps du Théâtre professionnel de Sfax. Le musc est dans le choix des comédiens ; l'arôme se dégage d'un texte étonnamment beau et fin ; les olibans sont répandus par des allusions et des métaphores discrètes encore plus sensées qu'un discours direct. Et le fou rire en prime. Nous sommes dans une gare de train, environ 4 heures ou 5 heures du matin. Les voyageurs qui se morfondent sur leurs bancs sont une... mosaïque sociale assez limitée. Il y a l'universitaire docteur d'Etat, la prostituée clandestine, l'artiste-peintre (une femme), la petite bourgeoise, le proxénète et la voyageuse-témoin qui ne dit pas grand-chose. Pour ne pas trop s'ennuyer à attendre l'arrivée du train, les protagonistes sont obligés d'échanger quelques mots. Malgré le choc de leurs différences, ils sont petit à petit amenés à faire connaissance et à se raconter, à dérouler le tapis ensanglanté de leur vie, de leurs conditions de vie, de leurs souffrances respectives. L'universitaire (Zouhaïr Erraïess) est très apprécié pour son doctorat d'Etat mais ne parvient tout de même pas à trouver un emploi à la hauteur de son savoir : il est réduit à faire l'éboueur-laveur dans la station du train. L'artiste-peintre (Mouna Noureddine, toujours égale à elle-même) qui, de retour de l'étranger, croit faire une carrière dans son pays : elle se voit délester de ses tableaux en faveur des grandes têtes de sa région qui ne paient jamais. La petite bourgeoise (magnifique Kaouther Bardi dans ce rôle) très ingénue qui a cru trouver la bonne solution pour les enfants pauvres des zones rurales : ‘‘Pourquoi ne pas prendre un taxi au lieu de se rendre à pied à l'école?''. Le proxénète (Ikram Azzouz, devenu comédien-clé du vaudeville tunisien) qui, insensible à la souffrance de sa protégée, lui extorque son argent de gré ou de force, mais qui, lui aussi, ne sait rien faire d'autre que de vivre à la solde des filles de joie. La femme larguée dans la nature avec deux enfants sur les bras par un mari volage : elle ne sait quoi faire sinon se prostituer pour nourrir ses enfants et sa mère malade. Force, ici, est de s'arrêter un moment pour dire notre émerveillement face à cette extraordinaire comédienne: Manel Abdelkaoui nous a subjugués, charmés par son jeu d'une rare doigté; rien que dans son rôle à elle, elle a présenté un one women show où elle incarne la femme-bandit, la femme résignée, la femme battue, la femme écrasée par la cruauté des jours, mais aussi la femme maligne qui sait arrêter sa fausse pugnacité quand commence la vraie sauvagerire des autres. Elle passe des hurlements sataniques aux éclats de rire et aux pleurs les plus amers sans la moindre transition, comme si cela pouvait couler d'une même source. Quel talent ! Evidemment, il y a toujours l'espoir, celui, pour chacun de nous, de s'en sortir un jour, de refaire sa vie ou, du moins, de s'attendre à des jours meilleurs. Curieusement, Zouhaier Erraïess ne laisse pas une seule fenêtre ouverte sur l'espoir. Bien qu'on soit toujours à la gare, il a opéré quelques plongées dans le noir comme pour signifier qu'on se couchera et se réveillera sur une situation condamnée à perdurer indéfiniment. Pire : le train qu'on attend et qu'on entend arriver (le train salvateur) ne va plus repartir. Le mécanicien, lui-même saisi de fou rire vers la fin, annonce pour la énième fois : «Ce train rentre au hangar». Tel un bourreau qui se marre à la face de ses victimes. (*) Une production de la Troupe de la Ville de Tunis avec : Habiba Soussi, Kaouther Bardi, Ikram Azzouz, Mouna Noureddine, Zouhair Erraiess et Manel Abdelkaoui.