Après leur refus de faire partie de la commission d'experts formée sous la houlette de l'Assemblée nationale constituante, d'éminents professeurs de droit se sont réunis, hier à Tunis, lors d'une rencontre-débat organisée par l'Association tunisienne de droit constitutionnel et l'Association de recherche sur la transition démocratique afin de mettre à nu certaines incohérences et même certaines aberrations du projet de Constitution, qui «n'est ni la pire ni la meilleure au monde», selon les termes de Yadh Ben Achour. L'ancien président de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, a expliqué à cette occasion que le refus de participer à ladite Commission est motivé par « la présence de certaines personnes qui ont collaboré avec l'ancien régime et avec lesquels je ne m'assoirai jamais à la même table, et puis l'absence de certains constitutionnalistes incontournables comme Sadok Belaïd». Une Constitution à 114 milliards Pour Farhat Horchani, président de l'Association tunisienne de droit constitutionnel et dont le nom n'a pas été retenu dans la composition de la commission d'experts de l'ANC, ce projet de Constitution n'est pas à la hauteur des aspirations populaires. «Ce projet a coûté beaucoup de temps et surtout beaucoup d'argent. Selon nos estimations, la Constitution a coûté quelque 114 milliards jusqu'à maintenant, pour un résultat en dessous des attentes», dit-il. Comme Yadh Ben Achour, il explique que des experts avaient déjà proposé leurs services à l'ANC, mais celle-ci a préféré faire cavalier seul, même s'il admet que certaines propositions ont été d'une manière ou d'une autre prises en considération, en attestent les améliorations apportées au fur et à mesure des versions dévoilées. Slim Laghmani, professeur de droit public, cite à cet égard quelques avancées positives telles que le caractère civil de l'Etat, la neutralité des établissements scolaires et universitaires, le secret des communications ajouté au secret de correspondance, ainsi que plusieurs articles consacrés aux droits de la femme. Cependant, il ne manque pas de relever quelques contradictions et quelques aberrations qui suscitent des exclamations de la part des présents (venus nombreux d'ailleurs). «Quand je vois l'article 15 qui évoque la possibilité de création de groupes paramilitaires, quand on parle du droit à la vie tout en le niant dans le même article, ou encore quand on parle de l'universalité des droits humains tout en relativisant ce principe avec les spécificités culturelles tunisiennes, alors je me pose des questions», explique-t-il. Sadok Belaïd et «la théorie du complot» Cela a peut-être été son rôle lors de cette rencontre, mais l'ancien doyen de la faculté de Sciences juridiques de Tunis, Sadok Belaïd, n'a pas traité du fond de la Constitution, ni même de la forme d'ailleurs. Il a en revanche préféré parler de l'implicite, du non-dit de ce projet de Constitution. Pour lui, la Constitution est devenue politique et «otage de tiraillements partisans» des uns et des autres. «Ce que veulent certains c'est changer le modèle de la société tunisienne, et ce projet de Constitution vise justement à réaliser cet objectif, en utilisant la politique des étapes», lance-t-il. Sadok Belaïd voit dans le pouvoir exécutif actuel un instrument partisan visant à «renverser la démocratie et à instaurer le califat». «Nous sommes dans une guerre, la face apparente de l'iceberg est la Constitution et la face cachée est un projet de chamboulement de la société tunisienne. Certains veulent entretenir le flou afin de créer un climat propice à l'application de leurs desseins», tente-t-il d'expliquer. Demain, nous reviendrons avec plus de détails sur cette rencontre-débat qui nous permet de voir un peu plus clair à propos de cette Constitution qui, comme l'a dit le constitutionnaliste Ghazi Gheraïri, n'est pas uniquement technique mais également civilisationnelle.