De l'avis des penseurs qui s'intéressent au devenir de l'humanité, nous vivons actuellement une formidable accélération de l'histoire. Le phénomène est planétaire et dépasse bien sûr l'horizon limité de nos contrées. Du reste, nous le savons bien, nous accusons un retard certain dans le cortège des nations. Beaucoup d'entre elles nous devancent en matière de capacité à mobiliser des ressources et à aménager l'espace et le temps en fonction de plans définis. Il faut dire que, s'agissant de ces nations-là, c'est depuis beaucoup plus longtemps que nous qu'elles sont engagées dans le combat contre les pesanteurs des traditions... Depuis beaucoup plus longtemps que nous qu'elles ont apprivoisé l'outil d'une science qui réduit le réel à de la mathématique, au sens large et étymologique de ce qui est connaissable et mesurable : rien n'existe désormais pour elles qui ne puisse se prêter à une forme ou une autre de gestion... Puisque l'homme de notre époque est foncièrement un administrateur, un administrateur du réel... Quant à nous, nous sommes projetés dans cette course de l'histoire et nous avons peine à ne pas regimber. C'est que tout arrachement aux anciennes coutumes est une épreuve, une souffrance. Mais tel est malgré tout le prix de la modernité, à l'école de laquelle nous nous sommes mis de façon irrévocable. En fait, il faut dénoncer ici une idée fausse : on peut ne pas être dans le peloton de tête des nations chez lesquelles le progrès technique a atteint des sommets, cela ne signifie pas que nous subissons moins que les autres le vertige de cette accélération de l'histoire. Il y a, au contraire, une violence de l'arrachement au passé, à ses valeurs et à ses modes, qui connaît chez nous un degré dont les peuples les plus «avancés» se trouvent aujourd'hui épargnés... Car c'est en un très petit nombre de générations que nous accomplissons le chemin que d'autres ont parcouru sur plusieurs siècles. Les désirs de retour en arrière des tenants de la raison religieuse, épinglés par les modernistes, sont sans doute à comprendre comme l'effet réactif de cette violence que nous subissons de la part de l'histoire, et que la révolution a aggravée. Mais gardons-nous de croire que les «modernistes» n'ont pas eux-mêmes leurs résistances... Beaucoup d'entre eux ne sont-ils pas les adeptes d'une religion sans Dieu, de paradis terrestres copiés sur le modèle du paradis céleste. Il ne faut pas ignorer une critique nietzschéenne qui fustige le «dernier homme», c'est-à-dire, précisément ce représentant de la modernité qui a dupliqué l'ancien schéma théologique en l'introduisant innocemment dans la représentation «moderniste» du réel et de sa propre existence. Le thème de la sécularisation des conceptions religieuses du monde dans nombre de pensées politiques d'inspiration marxiste ou totalitariste a fait l'objet de tant d'analyses au cours du siècle dernier qu'il ne nous est plus permis d'en ignorer au moins l'idée directrice. On renverra ici au penseur allemand Eric Voegelin, né en 1901, pour qui la politique à l'époque moderne consiste à «faire descendre le paradis sur terre» selon une nouvelle forme de religion, la «religion humaniste». Le problème des résistances et de leurs formes diverses, expressions d'un attachement à la religion dans son double visage – avec ou sans Dieu – n'est pas évoqué ici pour convaincre qui que ce soit de sa réalité et de son importance. Disons seulement que toute forme de résistance a ses stratégies de dissimulation : elle mobilise des polémiques derrière lesquelles elle se cache bruyamment... Mais passons ! Le propos, qui illustre d'abord l'impact sur une société tout entière de cette violence de l'histoire, vise aussi et surtout à attirer l'attention sur le fait que le phénomène de la résistance joue un rôle d'écran par rapport à d'autres sujets de réflexion, dont nous nous trouvons plus ou moins coupés, et qui engagent l'avenir de la communauté humaine. La modernité, vers laquelle nous allons de toute façon et en laquelle nous avons déjà pris nos quartiers, pose la question de ses fins ultimes comme époque et comme règne. Une des réponses majeures est apportée par Heidegger, qui voit dans le triomphe de la modernité, non pas tant la prouesse d'un homme qui se débarrasse vaillamment de la tutelle théologique pour, en quelque sorte, prendre en main les affaires de la Terre, mais le résultat d'une sorte de dérive de la pensée... Dérive qui correspond très précisément au parcours de la pensée philosophique, ou plus exactement métaphysique, depuis sa naissance en Grèce et jusqu'en son achèvement dans l'insurrection du surhomme nietzschéen. Mais une lecture fausse de Heidegger reviendrait à considérer que, pour ce dernier, l'histoire de la philosophie n'est rien d'autre que l'histoire d'un échec. La pensée, à la recherche de l'origine de l'être, rate irrésistiblement, c'est vrai, ce qu'il appelle la merveille du «il y a» pour ne s'en tenir qu'à «l'étant », la totalité de l'étant... Et si l'homme devient ainsi le maître de la Terre, ce n'est pas tant qu'il ait atteint un objectif qu'il s'est fixé au départ, c'est bien plutôt que sa pensée questionnante a désappris à se tenir et à se recueillir face à la merveille de l'être et qu'il ne sait plus avoir affaire à autre chose qu'à la masse de l'étant... Heidegger suggère même que la pensée organisatrice de ses contemporains a désappris à penser ! Mais la dérive de la pensée philosophique est précisément ce dont il s'agit désormais d'acquérir l'intelligence. C'est ce qui est nécessaire pour retrouver le chemin de la merveille de l'être de telle sorte, cette fois, que la pensée ne soit plus déportée loin, ni du véritable objet de son interrogation, ni d'elle-même et de sa vocation. Il ne s'agit pour nous, ni de nous faire heideggériens comme d'autres, dans le passé, se sont fait marxistes ou capitalistes en endossant des doctrines conçues par d'autres : il s'agit pour nous d'assumer notre part de réflexion en nous engageant dans un débat qui concerne, de façon solidaire, notre avenir et celui des autres hommes sur la planète... Il n'y a pas d'autre façon positive d'assumer sa modernité aujourd'hui !