Par Habib CHAGHAL Durant l'été 1989, tirant la conclusion de la chute du mur de Berlin, symbole d'un immense bouleversement au sein des rapports de force à l'échelle mondiale, le philosophe et économiste américain d'origine japonaise, Francis Fukuyama, publia dans la revue «National Interest» son article sur la fin de l'Histoire, reprenant une idée de Hegel appelant à un consensus international en vue de l'adoption du modèle démocratique comme système universel de gouvernement. Le triomphe du modèle libéral américain au lendemain de la dislocation du bloc de l'Est et de la faillite du communisme était, pour ce penseur américain, l'aboutissement d'une évolution historique naturelle de la société, accélérée par l'aspiration de l'homme à la libre entreprise et à la paix, évidemment soumise aux conditions de la première puissance mondiale (pax americana). Au IXe siècle, l'Imam Ahmed Ibn Hambal avait, lui aussi, annoncé la fin de l'Histoire en appelant les fidèles à se conformer strictement à la pensée et au comportement des compagnons du Prophète (salaf) par une lecture littérale du Coran et de la Sunna. Il fut ainsi, bien avant Chatibi et Ibn Taymia, le précurseur du salafisme, un courant de pensée qui ressurgit et se développe au sein des sociétés musulmanes quand elles font face à des crises économiques et sociales. A titre d'exemple, l'imam Chatibi avait prononcé une fatwa interdisant la lecture de la sourate Al Kahf (la caverne) le vendredi par un groupe de croyants simultanément. L'impuissance des gouvernements arabo-musulmans, issus pour la plupart des luttes d'indépendance au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, à répondre aux aspirations légitimes de leurs peuples à la démocratie, à la liberté et surtout au développement avait provoqué une recrudescence des mouvements politiques islamistes dont les courants salafistes. La première guerre d'Afghanistan, à laquelle avaient participé de nombreux groupes islamistes venant de plusieurs pays sous la bannière d'Al Qaida, fut à l'origine de la création des groupes salafistes djihadistes qui avaient par la suite essaimé partout au Moyen-Orient et en Afrique avec la bénédiction du mouvement wahhabite saoudien. Ils ont ainsi bénéficié de la manne des pétrodollars des pays du Golfe et du développement des moyens de communication les plus modernes (la téléphonie satellitaire et la télévision entre autres) Paradoxalement, alors que ces mouvements islamistes ne cachent pas leur aversion envers le modèle politique démocratique, l'Occident fut à l'origine des récents bouleversements dans le monde arabe, appuyant le renversement des pouvoirs en place et allant jusqu'à s'engager militairement aux côtés des mouvements islamistes en Libye et surtout en Syrie. Pour comprendre cette contradiction, il n'est pas inutile de rappeler que c'est le même Fukuyama qui avait appelé bien avant la secrétaire d'Etat américaine Rice à faciliter par la «manière douce» la chute des dictatures dans les pays de l'Europe de l'Est et du Moyen-Orient (Syrie et Iran notamment) avec pour objectif à moyen terme la dislocation de la Chine, futur grand adversaire de l'Amérique, qui est constituée, à l'instar des pays du Moyen-Orient, par une mosaïque de minorités ethniques et religieuses. L'alliance objective entre le courant des néo-conservateurs et le wahhabisme(le salafisme des temps modernes) s'inscrit dans un rapport de force nettement en faveur du premier, car l'Administration américaine, envahie par les néo-conservateurs depuis l'ère Bush, pourrait à tout moment diaboliser puis neutraliser les forces du mal, selon la définition de Bush, soit par l'appui conséquent aux forces politiques modernistes— injustement définies comme laïques — (exemple : Egypte, Tunisie) soit par l'afghanisation des pays où les sociétés sont demeurées archaïques (exemple : Libye, Yémen), soit par l'effritement (exemple :Irak, Soudan). Ce serait de la naïveté de croire que les bouleversements qui ont eu lieu dans certains pays arabes comme dans certains pays de l'est européen sont uniquement dus à la situation politique et sociale dans ces pays (dictature et injustice), car l'Amérique et l'Occident ont toujours agi et continuent d'agir dans leur propre intérêt et le meilleur exemple en cela est leur détermination à vouloir changer le régime syrien par la force au prix de dizaines de milliers de victimes civiles en utilisant des djihadistes recrutés par des prédicateurs radicalistes musulmans dans divers pays du monde. L'administration américaine, dont la stratégie dans la région est d'empêcher l'émergence d'une puissance régionale qui pourrait menacer la sécurité d'Israël et celle des pays pétroliers du Golfe, n'acceptera pas que le régime syrien sorte vainqueur de la guerre qui lui est imposée principalement par le camp occidental, elle ne tolérera pas non plus l'instauration d'un régime islamiste à la Taliban. Pour les fondamentalistes musulmans, qui n'ignorent pas les objectifs de l'appui logistique militaire et financier de l'Occident et de ses alliés arabes, la prise du pouvoir en Syrie par les islamistes de la mouvance des Frères musulmans, les plus organisés dans le pays, n'est qu'une étape nécessaire vers l'instauration d'un émirat islamiste dans la capitale du califat ommeyade. Mais Damas n'est pas tombée aux mains des insurgés malgré l'appui considérable, politique, financier et militaire de plusieurs pays de la région et de l'Occident; et nul doute que l'armée syrienne ne sera pas vaincue pour les raisons que j'avais invoquées en avril 2011 dans ce journal. Aucun Tunisien ne peut prétendre connaître l'Histoire aussi bien que le leader Bourguiba, aussi la synthèse entre les fondamentaux de la religion musulmane et les exigences de l'Etat moderne, qu'il avait tirée de l'histoire du monde musulman, demeure-t-elle encore d'actualité. Elle devrait représenter un consensus entre tous les partis politiques comme ce fut le cas pour le préambule de la Constitution, ce qui éviterait aux Tunisiens, si par malheur l'extrémisme s'installait en Tunisie et dans la région, d'être soumis à une nouvelle forme de colonialisme comme l'avait préconisé le grand philosophe français Ernest Rhénan au début du 19e siècle. Pour ceux qui en doutent, rappelons la tenue du congrès eucharistique de Carthage qui a eu lieu au début du siècle dernier considéré par ses organisateurs comme une 9e croisade. N'est-ce pas la meilleure démonstration que l'Occident chrétien, héritier de l'empire romain, chassé de ces terres par les tribus venues d'Arabie, n'a pas définitivement perdu l'espoir de retourner sur les terres de ses ancêtres ? Si Fukuyama, quelques semaines après la publication de son article, avait été contredit par un autre philosophe américain, Huttigton, qui avait prédit le conflit (ou la guerre) entre les civilisations, les salafistes d'aujourd'hui attendent encore qu'on leur démontre comment le courant salafiste d'Andalousie avait provoqué la fin de la présence de l'Islam dans la péninsule ibérique en appelant à la persécution des courants de pensée novateurs d'Ibn Rochd, d'Ibn Tofail et tant d'autres savants musulmans de l'époque.