La mobilisation populaire d'hier au Bardo mérite d'être mieux considérée par les politiques. Se contenter de crier au complot et de balayer d'un revers de main les faits massifs peut s'avérer tragiquement contre-productif. La rue envoie des signaux de colère, de désarroi et de détresse. Colère parce que, six mois jour pour jour après l'assassinat de Chokri Belaïd, leader du Front populaire de gauche, on n'en sait pas encore grand-chose. Qui a fait quoi ? Qui sont les commanditaires ? Quel est le degré d'interférence des partis de la place avec les tueurs ? Et les tueurs courent toujours, vaporisés Dieu sait comment ! Désarroi parce que cette situation anachronique se greffe sur un état d'esprit général nourri de peurs, d'angoisses, d'incertitude et de ressentiment. La crise politique latente aggrave la crise économique endémique. Le pouvoir d'achat s'érode, les prix augmentent vertigineusement, le chômage massif persiste et le terrorisme frappe un peu partout. Détresse. Et pour cause. Le Tunisien moyen ne reconnaît plus son pays. Il est blackboulé entre la fragilisation économique, la précarité sociale et la dégénérescence sécuritaire. Il ne sait plus où donner de la tête. En même temps, les dirigeants demeurent étonnamment solipsistes, indifférents aux inquiétudes sourdes, en un mot : déconnectés. Ils se contentent de discourir à n'en plus finir sur une crise dont ils sont l'huile et le rouage. Pourtant, paradoxalement, la société civile vient à la rescousse. Il est certainement trop tôt pour rendre compte de toutes les initiatives de la société civile en vue de la sortie de crise sous nos cieux. Des initiatives généreuses qui mettent toutes en valeur l'intérêt supérieur du pays, par-delà les considérations strictement partisanes. En fait, à bien y voir, la société civile s'incruste là où faillit la société politique. Cette dernière est profondément divisée. Une espèce d'équilibre catastrophique tient en respect ses différents protagonistes. Ceux qui sont au pouvoir font du surplace dans le marasme et la mal-gouvernance. L'opposition se confine dans le front du refus. Entre les deux, la surenchère dans les discours fonde le statu quo dans les faits. Il est vrai que la pression est davantage du côté des gouvernants. Sourds aux angoisses, inquiétudes et ras-le-bol du commun des mortels, ils persistent dans leur stupéfiant immobilisme. Ils manquent d'imagination, peinent à prendre langue avec leurs contradicteurs. Au risque d'assister aux premières lézardes dans l'édifice gouvernemental. Le parti Ettakatol a fait savoir haut et fort son refus du maintien du gouvernement Laârayedh. La Troïka vacille, chancelle, est aux prises avec ses démons intérieurs. Rien n'y fait. Le mouvement Ennahdha s'entête dans son fixisme. Il ne concède point de concession. Il adopte la posture de celui qui se contente de dire : «c'est mon opinion et je la partage». Pourtant, en politique plus qu'ailleurs, et en temps de crise de surcroît, le modus vivendi doit être de mise. Et puis ceux qui sont au pouvoir endossent généralement la responsabilité de l'échec plus que les autres. Parce qu'il s'agit d'échec gouvernemental. On connaît l'adage: celui qui a les avantages a les charges et les risques. Et il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.