Par Hélé-béji - Le 26 janvier a été pour le peuple tunisien un foudroyant massacre et un formidable sursaut politique. La stupeur hagarde avec laquelle nous avons assisté au déchaînement de l'armée sur des centaines de citoyens innocents a ébranlé les consciences au point que rien en Tunisie ne sera plus comme avant et que c'est fatalement la violence, désormais, qui aimantera l'ensemble des rapports politiques et sociaux. L'image d'elle-même que la Tunisie a cru pouvoir se composer, alliance d'oppression et d'ouverture, d'absolutisme et de compromis, dictature bonasse, politique de la coercition et de l'esquive, disparaît aujourd'hui derrière un système totalitaire à l'état pur. La plus grande erreur que la Tunisie est en train de commettre est de faire semblant d'imaginer que la terreur sanglante, même massive, la persécution ouvrière, l'épuration systématique, occulterait définitivement la misère, cette terreur quotidienne. Le pouvoir croit-il pouvoir conjurer, par le canon d'une piétaille plus famélique que les gueux qu'elle a pour mission d'écraser, l'explosion démographique, la marée scolaire, la crise universitaire, l'écart des revenus, tous les spectres de la détresse sociale et l'éclatement de la société tunisienne vers des tensions insupportables ? En fait, cette illusion a bloqué au pouvoir toutes les issues. D'un coup, il a dévoilé la supercherie de son « démocratisme » et la farce, tournée en tragédie, qui cachait l'assouplissement du jeu politique enregistré ces derniers mois. La tentation libérale qui a disloqué, quelques semaines avant la grande démonstration du 26 janvier, l'équipe gouvernementale, devenait sous la pression de la base trop palpable ; le pouvoir étouffait sous le poids de ses promesses, et la brèche libérale l'effritait de l'intérieur sous les coups de boutoir d'une opinion publique devenue trop percutante, et magistralement orchestrée par l'Union Générale des Travailleurs Tunisiens, qui avait répercuté dans ses structures la clameur et la contestation des différentes classes sociales. Cédant à la panique, le pouvoir a brutalisé toutes ses structures et choisi la répression ; ce faisant, il a opté pour un ordre qui n'est autre chose que le point de rupture, le point de non retour de sa débâcle intérieure, la côte d'alerte de sa propre anarchie. Derrière la façade démocratique écroulée, c'est comme si 20 années d'indépendance étaient biffées d'un trait, et l'Etat tunisien apparaît comme un substitut à peine déguisé du pouvoir colonial, pourfendeur de toutes les formes possibles d'indépendance populaire. La grande journée martyre de la lutte anticoloniale n'avait-elle pas fait, le 9 avril 1938, le chiffre dérisoire de 10 morts, comparé à celui du 26 janvier 1978, scandaleusement tenu secret ? La nébuleuse idéologique du discours nationalitaire («union nationale », « pacte ou consensus social », etc.) qui cherche par tous les moyens à vaporiser le concept de lutte des classes (analphabétisme politique ?) en accepte aujourd'hui les implications les plus violentes. Le Parti socialiste destourien ne revendique-t-il pas sans équivoque possible son appartenance de classe, dans une vaste campagne télévisée pour la défense de la propriété, explicitant les clivages sociaux qu'il avait toujours voulu nier ? Enfin, c'est l'Etat tunisien qui sous le coup de force du 26 janvier, voit se dérober davantage la légitimité de son autorité. La mise au pas et la désincarnation de nos grandes institutions, la chancelante cohésion gouvernementale, l'abîme que constitue pour la souveraineté étatique l'allégeance à l'armée, l'anathème jeté contre le syndicalisme le plus vivant d'Afrique, les turpitudes de notre presse, la mise hors la loi des masses précipitent l'Etat sous l'autorité la plus dégradée et la plus omniprésente de la vie politique tunisienne : le PSD. Le Parti destourien n'est pas seulement l'alibi idéologique du système, il est son principe réducteur et démobilisateur ; il se subordonne à l'Etat de manière absolue au moment même où il prétend le sauver. Il est l'instrument le plus visible et le plus opératoire de l'arbitraire politique, et il objective, codifie, ritualise toutes les formes de terrorisme para-étatique. Surtout, il neutralise Bourguiba et il le dépossède de sa densité historique, jouant ainsi sur un symbole qu'il a complètement vidé de son contenu. Et pourtant, malgré sa force de frappe, il n'a pas empêché la lucidité politique de la population d'agir contre lui. L'illusion totalitaire s'est développée en marge de tous les processus sociaux : l'accumulation des carences, des frustrations économiques a objectivé une véritable conscience de classe. Sans aucun doute, celle-ci se perd encore dans un certain spontanéisme, une turbulence populaire sans projet ; la bigarrure de la société tunisienne n'a pas permis à ses énergies de se constituer en un contrepouvoir décisif. L'enracinement sociologique de l'UGTT, la riposte des lycées et des universités, l'insolence du petit peuple, la satire fusant sous la terreur, les pétitions d'intellectuels, toute cette résistance psychologique freine sans doute la polarisation fasciste, mais émergera-t-elle en stratégie ? L'opposition extérieure et intérieure, galvanisée par le militantisme syndical, tente de s'arracher à la dispersion. Les intellectuels qui jusque là s'étaient confinés dans un modus vivendi avec le pouvoir sortent du silence. Mais la stratégie d'encerclement et d'intimidation mise en place par le Parti les tient dans une expectative trop proche, pour certains, de la complicité. Quelques uns déjà portent la marque des grands inquisiteurs. Le front syndical démantelé, comment les forces démocratiques feront-elles de nouveau irruption sur le devant de la scène ? La démonstration du 26 janvier a précipité d'ores et déjà le pays dans l'après-bourguibisme avec ce que cela peut comporter de pire, la montée des tyranneaux, et de meilleur, la démystification du Père. Qui dit que l'armée, cette grande inconnue, se laissera abuser longtemps par les factions civiles et qu'elle ne recèle pas des forces populaires de contestation ? Se prêterait-elle à un nouveau 26 janvier ? Du haut de leur nouveau pinacle, nos ministres peuvent se vanter aujourd'hui d'avoir acquis, grâce à l'artillerie lourde, une épaisseur historique qui leur a toujours manqué, et contempler dans le sinistre métal sur lequel il se grave, le relief saisissant de leurs effigies. Mais ils auront beau faire, la Tunisie irréelle, magique, touristique, lumineuse qui au fond n'existait que pour eux, est morte. C'est une autre qui s'avance, dans un hallucinant décor martial, et nous en appelons à l'opinion publique internationale qui a su arracher les dissidents soviétiques à leur enfermement, pour qu'elle plaide en faveur des dissidents tunisiens, des syndicalistes persécutés, torturés, morts sous la torture, et qu'elle contribue à sauver un des peuples les plus éveillés du Tiers-monde du désastre historique du totalitarisme. Janvier 1978 (*) Article inédit, écrit au lendemain des événements du 26 janvier 1978, mais qui n'avait pas pu paraître dans les journaux de l'époque.