Peut-être faudrait-il nous résigner à l'idée que la malédiction, qui nous frappe de plein fouet depuis un certain temps, ne va pas de sitôt nous lâcher. Il ne se passe plus une semaine sans que nous essuyions un revers, un scandale, un esclandre. Nous ne venons à bout d'un problème qu'un autre éclate pour nous désemparer davantage. Tantôt du pouvoir lui-même, tantôt des citoyens, les erreurs pleuvent, prolifèrent, pour nous enfoncer un peu plus dans le chaos. Il y a deux ou trois semaines, donc, deux sommations de quitter leurs postes de travail ont été signifiées respectivement à la directrice du Centre d'arts vivants du Belvédère, et du Centre de musique arabe et méditerranéenne (Ennejma Ezzahra). Deux renvois décidés par le ministère de la Culture et restés à ce jour sans explication, peut-être même sans justification plausible. La semaine d'après, nous apprenons cette histoire farfelue d'un jeune artiste qui n'a pas trouvé mieux que de balancer un œuf cru sur la personne du ministre de la Culture. Soit encore un geste absurde, inqualifiable. Réaction immédiate : une plainte est déposée par le ministre, alors que la machine judiciaire est, de suite, mise en marche pour que justice soit faite. Cette affaire (où l'on a impliqué, également, le cameraman qui a filmé la scène) nécessite qu'on s'y arrête un petit moment. N'en déplaise aux artistes et aux intellectuels qui, sur la toile Facebook, crient des «Bravo» et leur solidarité en direction du jeune Shili, le geste de celui-ci est répréhensible à plus d'un titre. Soyons raisonnables et lucides : que peut ressentir votre famille lorsqu'elle découvre une vidéo où vous êtes honni, méprisé et humilié en plein public ? De quel œil vous regarderont, demain, vos étudiants, après avoir ri devant cette vidéo ? Dites !... Ne disons pas que l'artiste est au-dessus de la mêlée et ne lui accordons pas l'injustifiable et l'inacceptable droit de s'exprimer par la voie de la violence (physique ou verbale). Car il faudrait se dire ceci, d'abord : universitaire ou pas, ministre ou pas, Mehdi Mabrouk est avant tout un homme, un être humain, un citoyen. L'article le plus éloquent dans la Charte des Droits de l'homme stipule que tout citoyen a droit au respect en tant qu'entité humaine. Non, Messieurs les artistes solidaires de votre collègue, le jeune Shili n'a, certes, pas commis un crime, mais il est indubitablement dans son tort. Or, dans cet imbroglio politico-socio-culturel, nous devrions reconnaître que nous nous sommes tous trompés plus d'une fois, et que nous continuons à commettre des erreurs. Nous sommes dans une situation marécageuse, floue, et peut-être même fatale pour l'avenir de la Tunisie. Nous sommes tous, et tout le temps, sur les nerfs. Nous ne savons plus lâcher du lest. En clair, nous sommes devenus hargneux, revanchards, acrimonieux et, surtout, intransigeants avec nos semblables devenus, soudain, nos ennemis. Ne mâchons pas les mots : le pouvoir en place nous a embarqués sur un bateau ivre de haine, donc de soif de vengeance. Mais est-ce vraiment le moment ? Est-ce que notre contexte actuel, déjà bien complexe et opaque, nous permet, en ces moments par trop difficiles, de nous retourner avec acharnement les uns contre les autres ? Où est donc la sagesse ? Où est donc la lucidité ? Où est donc la maîtrise de soi ?... Vous vous rendez compte : un ministre qui se rabaisse jusqu'à intenter un procès (c'est son droit, d'accord...) contre un jeune artiste qui a stupidement tenté de jouer les héros ? C'est le moment de faire ça ?... Pour peu qu'il ait pardonné et passé l'éponge, M. Mehdi Mabrouk se serait montré grand — Grand !! —, et haut — très Haut. Mais quel dommage ! Ne s'est-il pas trompé lui-même en limogeant deux cadres de leurs fonctions sans raison, apparemment, en tout cas ? Mais pourquoi tant de haine ? Et jusqu'à quand ? Jusqu'où ?... Cette zizanie tous azimuts, orchestrée par le pouvoir en place, est en train — sauf miracle — de gagner la partie selon un procédé diabolique : cultiver la haine, diviser, monter les uns contre les autres, pour mieux régner. Au fond, ce n'est ni le limogeage de deux cadres, ni cette histoire ridicule d'œuf jeté à la face d'un homme qui nous ébranlent le plus. Non. Mais c'est cette méthode méphistophélique qui consiste à faire en sorte que les Tunisiens en arrivent à se détester, à se haïr, à se chercher noise pour un oui pour un non, à se détruire mutuellement. Secouons-nous, déjouons le piège, tant qu'il est encore temps. Nous n'avons pas d'autre choix.