Par Emna Belhaj Yahia Ces jours-ci, le pays retient son souffle. Nous sommes nombreux à nous dire qu'il est nécessaire que ce qu'il est convenu d'appeler « le Dialogue national » débouche sur quelque chose de positif. Mais quoi ? Ni l'entente et l'amitié, ni l'accord sur tout, ni la disparition de tout conflit entre les familles politiques, non, mais quelque chose de plus profond et qui nous manque cruellement : prendre acte de nos différences, apprendre à s'écouter, à se parler sans s'insulter, et tenter de construire ce vivre-ensemble dont les bases et le mode d'emploi nous échappent. Après la chute de la dictature, une fois la peur «dégagée», nous constatons que le chemin est long qui permet d'arriver à une société libre, solidaire et respectueuse des choix de chacun. Assassinats d'opposants, exécutions sauvages de militaires, menaces terroristes, circulation de listes de victimes potentielles, climat délétère d'incivisme, actes délictueux impunis, discours de haine, tout cela a ouvert les yeux du pays sur une forte dose de violence qui semble couver, et dont il ne soupçonnait pas l'existence. Les acteurs politiques qui débattent entre eux aujourd'hui de l'issue de la crise, et sur lesquels tous les regards sont braqués, savent-ils à quel point leur responsabilité est engagée ? Savent-ils que s'ils privilégient leurs calculs politiciens et leurs querelles d'ego, c'est le pays qui coule ? On aimerait bien en être sûrs. Mais il y a une responsabilité d'un autre ordre sur laquelle je souhaite m'arrêter, et qui est aussi lourde que la leur : celle de chacun de nous dans les mots utilisés en public, les jugements émis, les images qu'on fait circuler. Je ne consulte pas souvent les réseaux sociaux, mais je l'ai fait hier matin de bonne heure. La première info sur laquelle je suis tombée est la suivante : une jeune fille de vingt ans est condamnée à trois mois de prison pour insulte à une ministre. Sur la photo, prise devant le ministère ?, la jeune fille, qui participe à un sit-in, porte une pancarte sur laquelle est ostensiblement écrit le mot ‘âhira. Ce mot est presque intraduisible, tant sa charge émotionnelle et morale est grande. Il condense en lui toutes les accusations et toutes les horreurs proférées à l'encontre des femmes durant des siècles d'asservissement, sous nos cieux. C'est un mot à la fois traumatisant et pourri. Le terme «prostituée» est insuffisant pour le traduire, peut-être à cause d'un certain background, difficile à rendre. La jeune fille qui l'a écrit, ‘âhira, sur la pancarte qu'elle arbore tranquillement a pourtant un visage avenant, un regard serein, de beaux cheveux mi-longs, et ce naturel lisse et confiant qu'on a à vingt ans. L'image est difficile à soutenir. Tellement paradoxale, «dissociée», qu'elle semble fabriquée, ou irréelle. Mais en même temps tenace, difficile à effacer. C'est une image symptomatique, en quelque sorte, qui renvoie à des éléments multiples, incohérents, refoulés, que la jeune fille de la photo ignore probablement. En tout cas, ce qu'elle semble oublier, cette jeune fille, c'est que c'est précisément ce terme-là que lui jettera à la figure le premier faux dévot, le premier tartuffe, dès qu'elle aura envie de s'affirmer en tant que citoyenne, en tant qu'individu libre, maître de son corps et de sa pensée. Et c'est aussi l'insulte ordinaire qui sort de la bouche des professeurs de vertu qui baignent dans le vice, à l'adresse de toute femme qui leur tient tête, ou ne correspond pas au modèle qu'ils défendent. C'est pourquoi il est si triste de la voir reprise par une jeune femme à l'égard d'une autre femme. Mais il faut dire que j'ai été autant choquée par l'emploi de ce mot sur la pancarte que par la plainte déposée par la ministre. Car ce n'est pas la prison qui vient à bout des mots à répudier et des visions à bannir, surtout lorsqu'il s'agit d'une gamine de vingt ans, dans un contexte où nul n'a réussi, depuis des décennies, à transmettre aux jeunes le minimum de savoir et de culture qui aide à saisir le sens et le poids des mots. La ministre de la femme aurait donc dû parler, expliquer, construire un raisonnement qui se tient, et tendre la main à une jeunesse trop longtemps livrée à elle-même, au prêchi-prêcha et à l'imposture. Elle ne l'a pas fait, c'est pourtant l'abc de son métier. Et elle n'est pas non plus montée au créneau lorsque des adversaires chevronnés de l'émancipation féminine ne se sont pas gênés pour user et abuser de termes inadmissibles à l'égard des femmes dans les réseaux sociaux et ailleurs. Faire aboutir «le Dialogue national» qui se déroule aujourd'hui en vue de désigner un gouvernement indépendant, capable de nous acheminer vers des élections démocratiques, est une nécessité, une urgence. Tout le monde est capable de le sentir, je crois. Mais il serait bon que l'on ressente aussi, avec la même intensité, le caractère impératif du travail sur soi, sur sa langue, sur les mots qu'on emploie et tout ce qu'ils véhiculent, sur la façon dont on traite l'autre, et sur notre inaptitude à nous regarder en face. Je suis sûre que, quoiqu'on en dise, ce sont là deux aspects d'un même phénomène.