Par Aymen Hacen Nous avons évoqué lundi dernier la reconnaissance envers ceux qui nous ont donné un livre à lire. Maints titres, auteurs et noms de personnes ont, à cette occasion, foisonné dans notre tête. Ce sont souvent les mêmes noms qui reviennent à notre mémoire quand, fidèle à cet acte de partage, nous nous apprêtons à notre tour à offrir des livres. Non, rien n'est gratuit : offrir relève d'une machination consciente ou inconsciente que chacun d'entre nous doit prendre au sérieux, notamment en cette période de l'année au cours de laquelle nous sommes tous appelés à remettre aux nôtres des cadeaux et des prix de fin d'année. Cet acte de partage est d'autant plus sérieux qu'il permet au récipiendaire de reconnaître le donateur à travers le don. «Dis-moi, dit-on, ce que tu lis et je te dirai qui tu es», cela est sûrement juste, mais pourquoi ne pas essayer ceci : dis-moi qui t'a offert ce livre et je te dirai qui vous êtes tous les deux ! N'est-ce pas juste, dans la mesure où cela nous permet d'envisager une connaissance de l'offrant et du récipiendaire qui serait susceptible de nous emmener un peu plus loin qu'un discours prêchi-prêcha visant soi-disant à faire aimer les livres et la lecture ? Et c'est, nous semble-t-il, dans cette perspective que Daniel Pennac a écrit son essai, pourtant intitulé Comme un roman, peut-être le côté «rébarbatif» du genre de l'essai gagnerait-il à passer (comme une lettre à la poste), naturellement, par cette comparaison, «comme», et par un genre qui a la réputation d'être populaire. Toujours est-il que le résultat est probant et que, disons les choses simplement, cela marche. Lisons donc ensemble le début de ce livre qui, justement, se lit comme un roman dont la puissance réside en ceci qu'il vous prend sans préambule au collet, c'est-à-dire, d'après la critique savante, in medias res, au milieu des choses : «Le verbe lire ne supporte pas l'impératif. Aversion qu'il partage avec quelques autres : le verbe «aimer»...le verbe «rêver»... On peut toujours essayer, bien sûr. Allez-y : «Aime-moi !» «Rêve ! «Lis !» «Lis ! Mais lis donc, bon sang, je t'ordonne de lire !» — Monte dans ta chambre et lis ! Résultat ? Néant. Il s'est endormi sur son livre...» N'est-ce pas juste et saisissant ? Juste parce que saisissant et saisissant parce que juste. Que nous ne payions pas de bons mots, nos amis le savent; mais, et il nous faut le tenter, pourquoi ne pas apprendre aux nôtres — enfants, cousins, voisins et même à nos propres parents — cet art authentique qu'est la lecture ? Pourquoi voit-on des familles entières regarder des feuilletons à la télévision, se rendre aux festivals d'été, à des mariages ou des fois aller ensemble au stade ? Pourquoi ne les voit-on jamais en train de lire chacun dans son coin un livre ? Qu'est-ce que cela a de si naïf, idéaliste ou déshonorant ? Pourquoi préférer ces violents dessins animés qui défilent à la télévision sur des chaînes pourtant destinées aux enfants à des bandes dessinées dont la violence, qui dans certains cas existe pourtant, est contenue et maîtrisée par la vertu de l'acte de lire. Expliquons-nous en invoquant Bernard Noël : «Les images nous enchantent : elles devraient nous jeter dans l'effroi parce qu'elles font exister devant nous ce qui n'est pas là, ce qui ne sera plus jamais là de la même façon. Pourquoi voyons-nous si facilement de la présence là où n'a son lieu que l'absence ? Les images nous séduisent par un pouvoir d'illusion qui suscite en nous une complicité spontanée. On dirait qu'un enchaînement irrésistible nous porte à découvrir en elles plus de réel que dans la réalité». Si dur cela semble-t-il paraître, il nous faut en un mot ne pas céder à la facilité de l'image. Les mots, écrits noir sur blanc, sont aussi manipulateurs, mais ils n'en demeurent pas moins nécessaires parce que nous les utilisons quotidiennement et que, grâce à cette accoutumance, nous savons grâce à eux qui nous sommes, qui nous aimons, qui nous fréquentons. Les images sont difficiles d'accès parce que plus rapides et par conséquent plus féroces. Lisons donc, encore et toujours, afin que les mots et les images ne nous leurrent pas. Tâchons par là même, par les livres que nous lisons et par ceux que nous donnons à lire, de donner à ceux que nous aimons — et qui sûrement nous aiment — une bonne image de nous. Celle-ci survivra et résistera à l'usure du temps. «Aimer, écrit Rilke dans Lettres à un jeune poète, c'est pour l'individu une sublime occasion de mûrir, de devenir en soi-même quelque chose, de devenir monde, pour l'amour d'un autre, monde pour soi-même; aimer est une grande et immodeste exigence pour l'individu, c'est une chose qui le choisit et l'appelle vers le vaste».