Des témoignages contre l'oubli et une œuvre utile, inscrite dans l'actualité d'un débat citoyen Le hasard a fait que le film La mémoire noire, témoignages contre l'oubli de Hichem Ben Ammar, où il donne la parole à d'anciens détenus politiques du mouvement tunisien de gauche «Perspectives», tombe à pic avec le cinquantième anniversaire de ce mouvement politique des années 70. «Ce n'est que justice», lance le réalisateur, lors de l'avant-première de son documentaire samedi dernier au cinéma Le Mondial. Journalistes, cinéastes, activistes et anciens militants du mouvement «Perspectives» ont assisté à la projection de ce film qui se veut défricheur de plaies et cathartique, en abordant le délicat sujet de la torture au temps de Bourguiba, longtemps passé sous silence (encore aujourd'hui). Torture acharnée et diverses méthodes d'intimidation étaient de mise au sein d'une dictature de plus en plus confirmée. Le récit remonte à l'année 1968, avec les arrestations de Mohammed Ben Jannet et Ahmed Ben Othman, suivies de la série de procès politiques qui ont marqué la fin des années soixante et soixante-dix. Produit par « 5/5 Productions » (Tunisie) avec le concours du Mémorial de l'ancienne prison de la Stasi à Berlin et le soutien du ministère allemand des Affaires étrangères, le film inaugure une série d'investigations (un documentaire en quatre parties) sur l'histoire de la torture en Tunisie, en s'intéressant au mouvement « Perspectives » créé à Paris en 1963, durant la présidence de Habib Bourguiba. L'idée lui était venue de mettre à jour ce sombre passé en juin 2012, lors d'une manifestation qu'il avait organisée au Kef, à l'occasion de la Journée mondiale de soutien aux victimes de la torture, dans le cadre des Caravanes documentaires. Les témoignages filmés d'anciens détenus politiques de la région postés sur Youtube avaient alors interpellé le Mémorial de la Stasi à Berlin et c'est de là qu'a commencé leur collaboration. Récits de prison Quatre témoignages s'entremêlent dans un montage fluide et une image minimaliste pour tracer les lignes du récit. C'est la veuve du leader du mouvement Ahmed Othmani (connu sous le nom de Ahmed Ben Othman), Simone Lelouche, qui prologue le film. Elle se remémore les années de prison de son mari, décédé suite à un accident de voiture. Fervente militante des droits de l'Homme et fondatrice de la section tunisienne d'Amnesty international, S. Lelouche remonte à sa jeunesse à travers les correspondances qu'elle échangeait avec son fiancé, détenu et torturé par les bourreaux de Bourguiba. «Il est absurde de dire que Ben Ali est pire que Bourguiba. Ben Ali est sa continuité, il était tellement médiocre qu'il n'a fait que reproduire les mêmes méthodes et procédés de répression de son prédécesseur», note-t- elle, amèrement. Les extraits de lettres qu'elle lit devant la caméra disent la grande douleur de la séparation et de la déchirure, décrivent les lamentables conditions de détention (manque d'hygiène et malnutrition), mais parlent surtout de la torture morale et physique que subissaient Ben Othman et ses compagnons. La caméra de Ben Ammar, avec des plans serrés, met en avant l'humanité, la fragilité et les zones d'ombre de ces témoins de notre histoire, s'opère la même chose pour leurs bourreaux qui ont occupé, cela va de soi, une grande part de leur mémoire. Hachemi Troudi, analyste et journaliste, auteur d'un ouvrage sur le mouvement « Perspectives », en témoigne aussi. Emprisonné de mars 1968 à janvier 1970, puis de mars 1973 à août 1979, il nous parle de ses tortionnaires, de leur part humaine malgré tout, du sale boulot qu'ils faisaient, du rapport complexe entre les deux, de cette contradiction faite de sentiments, de respect des tortionnaires envers ces hommes qui ne cèdent pas devant leurs coups et la torture féroce qu'ils exerçaient, sur eux, avec ténacité. Ezzedine Hazgui, éditeur, un opposant acharné à Bourguiba et Ben Ali, a été emprisonné de mars 1968 à janvier 1970, puis de novembre 1973 à avril 1979, s'arrête sur quelques méthodes de torture, spécialement féroces, exercées au temps de Bourguiba, dans la prison de Borj Erroumi, sur la peur du lendemain, sur le retour en cellule après ce calvaire. Et l'on se rend compte qu'il faut beaucoup de recul et surtout un long travail sur soi pour se remémorer ces récits avec cet incroyable calme et lucidité, dont ont fait preuve ces différents témoins. L'écriture a été cathartique aussi pour ces derniers, c'est le cas, notamment, de Fethi Ben Haj Yahia, pédagogue et auteur de El Habs kadheb (La gamelle et le couffin) qui a été l'un des leaders de la seconde génération de « Perspectives ». Emprisonné de mars 1975 à juin 1980, l'homme nous parle de la notion du courage dans ces circonstances qui n'est, en fait, qu'une manière de conjurer la peur. Il nous parle de ces bourreaux digérés par la noirceur de la prison, de ces hommes misérables qui ne pourront jamais raconter leur journée de travail en rentrant à la maison et du café qu'il avait partagé avec l'un d'eux dans un des cafés du centre-ville de Tunis. Ses propos très réfléchis et profonds nous invitent à méditer sur la notion du pardon. «Je ne crois pas en le pardon», affirme S. Lellouche et de reprendre: «Je crois en une justice qui ne jugerait pas que les petits tortionnaires, mais aussi et surtout les grands, à savoir Ben Ali and co ». Bourguiba c'est l'histoire qui épinglera son sombre passé. «Ce film sur la mémoire est indispensable aujourd'hui car il peut nous aider à réfléchir sur la justice transitionnelle», explique Hichem Ben Ammar, qui considère que le documentaire est avant tout une œuvre utile, inscrite dans l'actualité d'un débat citoyen en invoquant des notions, telles que la justice transitionnelle, le pardon, la réconciliation. De prochains films s'intéresseront à d'autres groupes politiques et à des périodes précises, à l'instar de l'insurrection de Gafsa, dans les années 80, les événements de Barraket Essahel, dans les années 90, ainsi que le mouvement du bassin minier de 2008.