Raoudha Laâbidi : «L'article 103, tel qu'il a été voté, ne résout en rien le problème » Après cinq jours de crise à l'ANC au sujet de l'article 103 de la Constitution relatif au chapitre du pouvoir judiciaire, celui-ci est passé jeudi sans encombre, dans sa version amendée avec 129 voix pour et 37 contre. Dans la soirée du jeudi, le chapitre du pouvoir judiciaire a été définitivement adopté. « C'est un chapitre sur lequel finalement les membres de l'ANC sont parvenus à un consensus, surtout suite à la crise provoquée par l'article 103 et l'amendement dont il a fait l'objet qui compromettait sérieusement l'indépendance de la magistrature. Par ailleurs, on ne peut que se féliciter de l'article 106 qui interdit toute interférence dans le fonctionnement de la justice », commente Salsabil Kelibi, professeur de droit constitutionnel. Une satisfaction qui n'est pas partagée par les juges qui étaient encore présents hier dans les couloirs de l'ANC. Ils entendent continuer à faire pression sur les députés afin que certains articles déjà adoptés soient « revus et corrigés ». « Le chapitre du pouvoir judiciaire est une régression par rapport à celui inscrit dans la Constitution de 1959. L'article 102 adopté maintient le juge en situation fragile et permet au pouvoir politique de faire pression sur lui », explique la juge Azza Chaouachi. Un « triangle décisionnel » Après de longues heures de réunions entre les présidents de blocs, l'article consensuel voté dispose, dans son deuxième paragraphe, que «la nomination aux hautes fonctions judiciaires se fait par ordre présidentiel après consultation du chef du gouvernement et sur proposition exclusive du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). La loi détermine les hautes fonctions judiciaires ». Passé au vote sans débat en séance plénière, l'article 103 est loin de faire l'unanimité et suscite une question : qui dispose du pouvoir réel de nomination au sein de ce triangle décisionnel ? Tandis que Mohamed Hamdi, président du bloc démocratique, estime que le président de la République reste maître à bord, Noômane Fehri, député du même bloc, semble être plus prudent. « Je ne suis pas favorable à la limitation du pouvoir de proposition au seul Conseil supérieur de la magistrature. D'un autre côté, il faut s'assurer que la concertation ne signifie pas forcément accord. C'est le chef de l'Etat qui doit décider après avoir pris l'avis du chef du gouvernement et pas nécessairement après s'être mis d'accord », explique-t-il. Pour sa part, Raoudha Laâbidi, secrétaire générale du Syndicat national de la magistrature (SNM), considère que l'article 103, tel qu'il a été voté, ne résout en rien le problème. « Bien que l'article ait consacré la proposition exclusive du CSM, nous considérons que rien n'est résolu. La concertation entre les deux présidents nécessite forcément un accord, ce qui va créer des crises en cas de conflit. Nous avons vécu ce type d'expérience avec le président de la Haica dont la nomination a été repoussée en raison de ces mésententes. Nous ne souhaitons pas que demain le mouvement des magistrats prenne une éternité pour être mis en place », précise-t-elle. La SG du SNM regrette également la « volonté obsessionnelle» chez certains élus d'impliquer le chef du gouvernement dans toutes les décisions. Par ailleurs, le syndicat craint qu'en vertu de cet article, la liste des hauts magistrats soit élargie. Rappelons que les hautes fonctions judiciaires ou « les grosses têtes», comme on les appelle dans le milieu juridique, sont au nombre de 7 : le président de la Cour de cassation ; le procureur général auprès de la Cour de cassation ; le président de la Cour d'appel de Tunis, le procureur général auprès de la Cour d'appel de Tunis, l'Inspecteur général, le président du Tribunal immobilier et le Directeur des affaires judiciaires. Une séance mouvementée Avant la reprise de la séance plénière jeudi, Haythem Belgacem, président du bloc CPR, avait indiqué que le consensus avait été trouvé sur l'ensemble du chapitre du pouvoir judiciaire. Mais après l'adoption de l'article 103, puis 107, le président du bloc démocratique, Mohamed Hamdi, demande au président 10 minutes de concertations pour «discuter des articles 107 et 108». «C'est scandaleux ! Après plusieurs heures passées à s'entendre sur des consensus, le bloc démocratique vient jouer les trouble-fêtes», s'insurge le député Néjib Hosni. En cause, le deuxième paragraphe de l'article 107 qui dispose que « les tribunaux militaires sont compétents en matière de crimes militaires et de crimes de droit commun commis par des militaires ». « Cet article signifie que les militaires accusés de viol par exemple, en dehors de leurs fonctions, passent devant le tribunal militaire, avec les risques de clientélisme que cela implique », estime le député Ali Bechrifa. Une autre polémique soulevée par le bloc démocratique concerne l'article 108, qui dispose, après un amendement consensuel, que « les décisions sont rendues au nom du peuple, et leur inexécution ou l'entrave à leur exécution sans motif légal sont interdites » (suppression du terme « exécutés au nom du peuple »). Le bloc démocratique voulait apporter une précision indiquant que c'est au pouvoir exécutif d'«exécuter les décisions ». Finalement, le bloc démocratique se résigne et laisse voter l'article 108. Notons qu'à l'heure de la pause consacrée à la prière, le député islamiste Nejib Mrad, hystérique, s'en est pris violemment aux magistrats présents dans les couloirs de l'ANC, les poussant à se retirer dans l'une des ailes du bâtiment. « Vous êtes les enfants de Ben Ali, ne venez pas ici pour nous forcer la main ! Nous sommes les élus du peuple et vous ne l'êtes pas ! », a-t-il crié.