Dire qu'un gouvernement de technocrates sans soutien partisan est condamné à une marge de manœuvre réduite et un faible rendement est un alibi politicien démenti en contexte de transition démocratique, d'affrontements électoralistes et de précarité institutionnelle Sans vraiment le vouloir, la nouvelle ministre du Tourisme a vendu l'image du gouvernement de technocrates dont peu de Tunisiens avaient jusqu'ici saisi l'essence. En se défendant «managérialement» contre le déchaînement des hargnes partisanes, elle a au moins esquissé la ligne de démarcation qui sépare les deux mondes et les deux postures. Sa mise à rude épreuve ainsi que l'ensemble de l'équipe gouvernementale par l'Assemblée nationale constituante a aussi permis de donner un avant-goût quant à la future cohabitation. Réanimateurs de confiance Technocrates. Le mot magique a fait irruption dans la vie politique tunisienne à chaque fois qu'une crise politique ou économique a poussé les présidents omnipotents à retirer leurs hommes et à faire valoir l'indépendance et la compétence d'une nouvelle équipe gouvernementale. L'idée a accompagné la naissance des gouvernements post-14 janvier. Elle a été écartée au bénéfice de la majorité issue du scrutin du 23 octobre 2011 qui a revendiqué sa place «naturelle» à la tête de l'exécutif comme en vieille terre de démocratie. Ce que cette majorité n'a pas fait pour autant c'est de mener la politique du parti vainqueur dans le cadre des institutions, dans le respect de l'indépendance et l'intégrité de l'administration. Et l'erreur du 23 octobre aura été d'appliquer le schéma des vieilles démocraties à un contexte de transition particulièrement marqué par la faiblesse des institutions de contrôle et des législations et par une course sauvage au pouvoir. L'idée d'un gouvernement de technocrates resurgira à nouveau sous la pression de la rue, au soir de l'assassinat de Chokri Belaïd, le 6 fevrier 2013. Mais il faudra attendre le second assassinat politique, plusieurs attentats terroristes, les dérives politiques et économiques du deuxième gouvernement d'Ennahdha pour que l'urgence d'un gouvernement de compétences indépendantes soit inscrite sur la feuille de route du dialogue national mené par le Quartet. Les technocrates sont alors interpellés en dernier recours, dans une ultime tentative de parer à un scénario catastrophe. En plus de réparer des dégâts, il leur est implicitement demandé de désamorcer la crise de confiance voire la rupture produite entre les citoyens et la classe politique. Leur compétence et leur indépendance devront redonner confiance. Au passage, les technocrates contribueraient à assainir l'ambiance politique en détournant les regards de l'arène des idéologies vers celle des actes et des propositions... Tout cela pour un temps, selon les termes du consensus dont ils sont le fruit. Prix du consensus : une élite sous la dent de l'ANC Le fort du consensus politique est qu'il donne à tous l'illusion d'y avoir gagné : chaque partie qui y souscrit, le fait avec la satisfaction d'en avoir dicté elle-même les termes. Le problème du consensus est qu'il donne, en conséquence, peu de visibilité sur le futur. Entre ceux qui vantent «le génie politique» d'Ennahdha qui blanchira le bilan de son mandat par les mains des technocrates, et ceux qui pensent que le fruit du consensus, le gouvernement Jomâa en l'occurrence, est déjà libre des termes du consensus, les analyses prospectives se perdent en conjectures. Sur le terrain, l'équipe gouvernementale doit gérer sa cohabitation avec le président provisoire d'un côté, mais surtout avec l'ANC. L'Assemblée Nationale Constituante qui menace le gouvernement «indépendant» de la plus grande «vigilance» et du contrôle le plus rapproché, comporte deux singularités. La première est la fin de son mandat constitutionnel et l'auto octroi d'un mandat parlementaire ordinaire qu'aucune élection ne lui a accordé. La seconde est la position du parti Ennahdha qui, tout en restant majoritaire à l'Assemblée, devient, depuis sa sortie de l'exécutif, un parti d'opposition au gouvernement. Plusieurs de ses membres l'ont déjà signifié.... Situation qui ne semble pas effrayer outre mesure le nouveau chef du gouvernement. En manager, il martèle ses priorités avec le sourire et s'invente une légitimité : «Légitimité du coeur» a-t-il lancé, dans le brouhaha de Carthage, le matin de son investiture. « Quelque chose de mieux que l'électorale, de plus que la consensuelle... la volonté de faire avec le soutien de tous.» Explique-t-il. Peu l'entendent de cette oreille. Aguerris, beaucoup attendent de mesurer sa marge de manoeuvre au baromètre de cette question en particulier : à quel point le prestige de l'Etat qu'il place en tête de ses priorités passe par la neutralité de l'administration et son insoumission aux partis politiques. Histoire de vérifier s'il est vraiment venu le temps des technocrates.