Survenu au pic d'une crise de pouvoir, de confiance et de légitimité doublée d'un climat d'insécurité, l'assassinat de Chokri Belaïd a provoqué un vrai cataclysme sur la scène politique. Implosion au sein de la coalition, divisions et démissions à l'intérieur de ses partis. Un gouvernement est tombé, un autre ne s'est toujours pas formé... Tempête circonscrite ou véritable bouleversement des rapports de force ? Suite et fin de notre dossier «Le jour d'après». J+22, le rude combat politique engagé à la seconde de l'assassinat de Chokri Belaïd tourne en rond. A nouveau, les coulisses veillent à la répartition des pouvoirs. A nouveau le pays doit retenir son souffle dans l'attente de la future formation élargie, indépendante ou coalisée... A nouveau, l'absence d'un dialogue, d'un programme politique commun et d'un calendrier parlementaire, remettant le processus démocratique sur le chemin, décrédibilise tout projet de consensus. Les récentes déclarations, hier, du leader du parti Ennahdha et de son vice-président, alors même que la pression montait sur le ministère de l'Intérieur quant à la vérité de l'assassinat, tentent un déblocage. Comme il avait tranché, il y a un an, sur la chariâa, Rached Ghannouchi décrète, sur radio Kalima, l'accord d'Ennahdha sur l'indépendance de tous les ministères régaliens et l'imminence de la formation du nouveau gouvernement. Abdelfattah Mourou a quant à lui joint sa voix à celle de Samir Dilou, chef de la diplomatie du mouvement, pour appeler au dialogue avec Nida Tounès, deuxième formation dans les sondages, jusque-là écartée par Ennahdha et le CPR... Enièmes manœuvres ou vraies concessions, les déclarations des dirigeants nahdhaouis — une semaine après le refus d'un gouvernement de technocrates — ramènent tout au plus à la logique de la majorité. «Nous sommes revenus à la case départ, non pas celle du 5 février mais plus loin encore ; à la phase de la formation du premier gouvernement consécutif au scrutin du 23 octobre... », analyse le constitutionnaliste Kaïes Saïed, précisant que cette régression est éminemment politique et non constitutionnelle. Le jour d'avant. Pour le reste des observateurs de la vie politique, l'assassinat du leader de l'opposition radicale et la crise qui s'en est suivie ont fait l'effet d'un révélateur des déviations et faux pas du processus démocratique. «Il n'en fallait pas moins de ce drame pour le prouver : la transition démocratique a fini par ressembler à un marécage ou un bateau ivre...». Philosophe, penseur, membre actif à l'Assemblée constituante de 1959 et au Conseil des sages convoqué par le chef du gouvernement dans cette crise de février 2013, Mustapha Filali est sans concessions : «Le champ de légitimité de l'Etat était déjà fortement entamé. La Troïka, qui n'était pas une composition politiquement saine à sa naissance, souffrait d'un manque fatal de projet politique commun, d'un minimum d'harmonie pour gouverner et d'unanimité autour de la décision». De l'avis de tous, l'opinion ameutée et spontanément soulevée à la seconde même de l'assassinat de Chokri Belaïd est cette même opinion abusée au fil de l'accentuation de la crise économique et sociale, des retards cumulés de l'ANC, des dissensions autour de la Constitution, des impairs répétitifs de la Troïka, des blocages sur le remaniement, des barrages sur les portefeuilles régaliens, du flou sur l'horizon des élections, de l'escalade des violences miliciennes impunies, des probabilités d'instauration progressive d'une théocratie... Une stratégie jouable. Tactique partisane du secrétaire général d'Ennahdha ou démarcation audacieuse d'un modéré par rapport à sa famille politique, l'initiative du chef de l'exécutif, Hamadi Jebali, constituait alors pour beaucoup et au-delà des intentions non seulement une solution de la dernière chance mais surtout une stratégie jouable. «Il y a concrètement dans cette décision une rectification de l'orientation du parti Ennahdha, une rupture avec la prestation de la Troïka et la possibilité unique d'une accélération du processus constitutionnel et électoral loin des luttes partisanes...», décrypte le constitutionnaliste Yadh Ben Achour. Durement avortée au bout de deux semaines de négociations, de blocages, de recours à la rue, de «pénibles secousses» au sein d'Ennahdha, rapportée par Hassine Jaziri, membre du Conseil de la choura après coup et d'une mise à nu de ses dissensions internes, l'initiative de Jebali restera gravée dans l'esprit de la majorité des acteurs de la vie politique, simplement, comme «un rendez-vous manqué»... «Nous sommes une génération de prodigues. Nous sommes en train de dilapider une à une les chances que nous a données la révolution de prouver au monde que nous sommes capables de construire une démocratie en terre d'Islam», regrette Mustapha Filali. Machination. «En réalité, il y a deux niveaux de débats dans la proposition de Jebali : un débat politique entre le choix technocrates/politiciens et une controverse partisane entre les modérés d'Ennahdha et les traditionalistes-salafistes», explique Hatem Mrad. Les premiers pensent résoudre la crise grave du pays avec des arguments d'Etat, les seconds avec ceux du parti-Etat. «Invoqué en cas de crise économique ou d'absence de consensus démocratique, le gouvernement de technocrates indépendants donne le pouvoir de décision aux fonctionnaires sans les charger de responsabilité devant les ctoyens, au détriment des élus...». Avec une telle définition et de telles conditions, il était évident que l'initiative de Jebali n'avait que peu de chance de convaincre la majorité radicale d'Ennahdha et de ses élus à l'ANC. Ils se rebiffent, invoquent la litanie habituelle des complots contre la légitimité, de la contre-révolution, et réitèrent le désir d'un gouvernement politique élargi au gré des quotas. Quelques heures après l'annonce de sa démission, la bise de l'ex-chef du gouvernement sur le front du leader du mouvement sera inscrite, jusqu'à nouvel ordre, dans la logique de la légendaire cohésion. Mystique de l'unité nationale brandie de crise en crise, nouveau sacre de la légitimité, les islamistes au pouvoir depuis le 23 octobre ne semblaient tout simplement pas prêts à assumer le bilan de la gouvernance passée, ni à céder une parcelle des terrains «conquis»... Jusqu'à ce mercredi 27 février... Pression. En rapport direct ou pas avec la pression de la société civile sur les ministères de l'Intérieur et de la Justice et avec les rumeurs accentuées autour des graves soubassements de l'assassinat politique de Chokri Belaïd, les déclarations de Ghannouchi et Mourou sur la neutralité des ministères régaliens et l'élargissement des négociations autour du futur gouvernement semblent vouloir engager la prochaine étape sur une nouvelle voie. Dans l'opposition, dans la rue et dans l'opinion, quelque chose a irréversiblement changé. La ligne rouge qui vient d'être franchie a sonné l'alarme de la dérive du processus démocratique et aiguisé la conscience des urgences: toute la vérité sur l'assassinat, le congrès national de salut, la conférence nationale contre la violence à laquelle Chokri Belaïd appelait, le large consensus autour de la feuille de route de la transition, la finalisation de la Constitution, la détermination de la date des prochaines élections, la dissolution des milices, la neutralité politique des mosquées, la restauration des institutions de l'Etat... «Il n'y a pas de consensus en deçà...», résume Hamma Hammami, chef du Front populaire, compagnon de route de Chokri Belaïd.