Auteure d'un ouvrage sur les potières de Sejnane et sur leur savoir-faire ancestral, Nozha Skik nous livre ici ses réflexions à propos du patrimoine immatériel, son domaine d'investigation et son principal souci. Vous avez beaucoup travaillé dans le domaine du patrimoine culturel immatériel : quelle a été votre spécialité ? Je me suis spécialisée dans les savoir-faire féminins. Mon souci était, et il est toujours, de collecter et d'archiver ces connaissances et de leur donner une possibilité de développement et d'autonomie. Toutes mes recherches et actions ont été axées sur ces projets viables et nécessaires au développement humain. Pourquoi avez-vous choisi les savoir-faire féminins ? Tout simplement parce qu'ils existent et que nous avons la chance d'avoir un artisanat spécifiquement et exclusivement féminin. Tout le travail du tapis haute laine de Kairouan est réalisé par des femmes. Les hommes n'interviennent qu'à l'étape de la teinture... Certains savoir-faire remontent à des millénaires, comme la poterie modelée de Sejnane, ce patrimoine « modernisable », et qui pourrait offrir un débouché commercial à toute une région laissée-pour-compte. Vous étiez à l'INP en tant que chargée de recherche et coordinatrice de département. Quel est votre bilan ? Cela fait deux ans que je ne suis plus à l'institut, et je continue à croire que ce dernier demeure un centre de recherche important, mais qui devrait être inclus dans une démarche de développement durable. C'est-à-dire ? C'est-à-dire que je me demande où sont passées toutes ces recherches que nous avons réalisées, répertoriées et mises sur fichier. Si elles n'ont pas été traduites en actions, à quoi ont-elles pu servir ? Pour que ce patrimoine ne soit pas figé, il faut savoir l'impliquer dans la vie des gens. Regardez les Marocains, ils consomment leur artisanat au quotidien. Tandis que nous, les Tunisiens, nous n'avons pas su conserver nos métiers issus de nos traditions ancestrales. Que faites-vous de l'industrialisation ? L'industrialisation n'est pas contradictoire. Elle peut aider au développement économique de ces savoir-faire. C'est plutôt les politiques qui le sont ! Pourquoi décerner le prix présidentiel du meilleur artisan à chaque salon annuel de l'artisanat, si le lauréat n'est pas chargé d'une mission, celle de transmettre son savoir-faire ? Etes-vous d'accord sur le fait que certains « biens » immatériels soint en train de disparaître ? Absolument. Et je cite en exemple le tapis de Kairouan. Faites votre enquête et vous allez découvrir, amèrement, la façon dont certains responsables, dans des institutions de tutelle, ont contribué à la dégradation et à l'appauvrissement de notre patrimoine. Considérez-vous que le patrimoine matériel est privilégié par rapport à l'immatériel ? C'est sûr. D'ailleurs, la configuration humaine et scientifique de l'Institut national du patrimoine reflète bien la situation du patrimoine culturel, en général. Une petite minorité est chargée de l'ethno-anthropologie, tandis que l'écrasante majorité des chercheurs s'occupe d'archéologie. Et puis, comme vous le savez déjà, un nombre important de sites, de villes ou de médinas sont classés patrimoine matériel de l'Unesco. Tandis qu'aucun patrimoine immatériel n'a été classé. Nous étions pourtant l'un des premiers pays à adopter la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel et immatériel de l'humanité de L'Unesco A quoi ce classement pourrait nous servir, d'après vous ? D'abord, au fait que c'est un label important pour le moral des gens et des régions. Au Japon, on classe même des personnes physiques. Jemâa, la plus âgée des potières de Sejnane, celle qui a transmis son savoir à toutes ces femmes, devrait être classée, avant qu'il ne soit trop tard. Ce label de qualité est important, également, pour sensibiliser les bailleurs de fond et avoir du financement, qui nous aiderait à protéger ce patrimoine, à le conserver et à le développer. Selon vous, la balle serait dans quel camp ? Dans celui du politique et de la société civile. Par exemple : pour classer le Malouf, à l'instar des Irakiens qui ont classé le Maqam, il faut d'abord que les musiciens et les musicologues prennent l'initiative. Si la protection du patrimoine aux échelles nationale et internationale est incomplète, que dire alors de notre identité ? Je dirais que nous sommes en pleine crise. Plus que le monument, ce sont ces choses du quotidien qui font notre identité culturelle. Que se passerait-il si l'un des éléments de notre patrimoine était volé ou plagié ? S'il n'est même pas classé patrimoine national, il ne se passera rien. Nous n'aurions aucun recours. Et ce sera tant pis pour nous et pour les générations futures.