Originale, même si l'ombre des Fables de la Fontaine et des Mille et une Nuits transparait en filigrane, l'idée de cet ouvrage est aussi très sympa et très profonde, selon qu'on lit le livre au 1er ou au 2e degré. A dire vrai, il ne servirait à rien de lire ce texte au premier degré. Ce serait inutile et perte de temps. Même si, de la première ligne jusqu'à la dernière, l'auteur s'est appliqué à ne pas perdre de vue un seul moment que son héros (antihéros, qu'il faudrait dire) est un ânon, il est plus qu'évident que ce n'est pas l'histoire d'un petit équidé qu'il nous invite à découvrir. Le roman est une suite de réflexions sur l'humain et l'inhumain. Dans la majeure partie du livre, l'accent est mis sur ce qu'il y a d'humain et même d'intègre chez l'animal, puis sur ce qu'il y a d'animal et d'interlope chez l'homme. Ici, l'accent est tellement fort qu'on se demande s'il y a vraiment une différence entre la jungle (des animaux) et la terre (des humains). Voici deux mondes finalement pas si différents l'un de l'autre, dans la mesure où, ici comme là, c'est la même espèce qui, pour se carrer dans la durée, n'hésite pas à tuer sa semblable. Pire : l'histoire de l'humanité nous a souvent montré que les atrocités dont s'est montré capable l'homme sont de loin plus tragiques et cruelles que celles des animaux. Le narrateur, qui ne porte ni prénom ni même un hypocoristique, est donc un jeune âne. Il est épris d'une petite fillette (bien de la race des humains) qu'il qualifie de Princesse. Entre les deux, c'est un amour sincère et partagé. Sauf qu'un jour, la Princesse est obligée de partir ailleurs avec les siens. Commence alors pour l'ânon la descente aux enfers de la solitude, de l'abandon, de la servitude et de l'humiliation : normal, il a perdu sa protectrice. Un peu pour chercher sa Princesse, surtout pour fuir son maître tyrannique, il quitte la région vers d'autres contrées. Et c'est lors de cette traversée du désert (au propre) qu'il va tirer bien des enseignements de la vie. Tout comme dans les Mille et une Nuits, où une histoire vous porte sur l'autre, les animaux que rencontre l'ânon vont, chacun, lui raconter une histoire. Au bout du compte, il a, certes, perdu sa Princesse, mais, grâce aux expériences des autres et la sienne propre, il est devenu philosophe. Il réalise, par exemple, qu'«il n'y a pas d'amour fou, mais des fous qui sont amoureux». Mieux : au contact des autres, il constate qu'il n'est pas aussi idiot que le commun des idiots : «J'étais un âne un peu moins âne que la moyenne des ânes». Et vite, il fustige : «L'homme est le plus bête des ânes». Pourquoi ?... Ne serait-ce que parce qu'à tant rêver du paradis, il a fait de sa vie un enfer : «Les vivants sont en Enfer et au Paradis à la fois : (car) ils sont sur Terre». De la philosophie à la sagesse, il n'y a qu'un seul pas que l'ânon a franchi d'une patte. Sa propre vie de bourricot en exemple, il résume ainsi celle des humains : «Vivre, c'est recevoir des coups. Recevoir des coups nous pousse à la révolte. Se révolter, c'est donner des coups. La vie est un dur et long combat». En quelque sorte, l'ânon, devenu vieux, a fait sa révolution en se débarrassant de ses multiples bourreaux. Oui... Mais ce Philosophe, ce Sage qui semble avoir pensé à tout, va être pris de court par un phénomène auquel il n'a pas songé un seul moment. Le mouton, paraît-il, sait pertinemment qu'il est né et a grandi pour finir entre les mains du boucher. Logiquement, l'âne, lui, est né et grandit pour faire la corvée et finir calmement dans les draps de la vieillesse. Pas si sûr. Car va surgir devant notre âne un boucher bien décidé à l'égorger. A quoi donc a servi la... Révolution de l'Ane? A rien?... Peut-être pas : «Je sais que dans un proche avenir je devrai reprendre le combat contre les usurpateurs de notre révolution. Le combat contre ces nouveaux bouchers va être plus rude que le précédent, puisque ces bourreaux pensent avoir la bénédiction et l'aval du ciel». En un mot comme en cent : ce texte est magnifique ! (*) Discours d'un jeune âne amoureux de Hechemi Ghachem, Ed. Abencérage, 165 pages, 10 dinars.