Théodore II, le Patriarche des Chrétiens orthodoxes du continent africain, poursuit actuellement une visite officielle en Tunisie (du 5 au 8 juin). Il vient rendre visite à la communauté grecque de Tunisie, dont l'installation dans notre pays remonte au XVIIe siècle. Rappel des moments clés de l'Histoire des Grecs avec l'historien spécialiste des minorités locales, le Professeur Habib Kazdaghli. Dans quelles circonstances historiques le premier noyau de la communauté grecque de Tunisie s'est-il installé dans notre pays? Les Grecs sont arrivés chez nous au XVIIe siècle, dans le sillage de l'occupation ottomane de la régence de Tunis. Ils ont évolué en Tunisie dans le cadre du système du Millet durant une période qui s'est étalée sur près de deux siècles (1645-1830) : en payant la dîme (jizya), ils bénéficiaient de la protection du pouvoir central et du droit de s'autogérer en pratiquant notamment leur foi. Très peu nombreux dès le départ, quelques centaines seulement, quel rôle ont pu jouer les Grecs dans la régence des XVIIe, XVIIIe, XIXe siècles ? Parmi ces Grecs de Tunisie, certains se sont convertis à l'Islam et ont pu atteindre les hautes sphères de l'Etat, tel le premier ministre Mustapha Khaznadar, natif de l'île de Chio. D'autres resteront chrétiens orthodoxes, s'adonneront au négoce entre Tunis et les divers ports de la Méditerranée orientale, ou exerceront des métiers qui n'étaient pas bien vus en terre d'Islam : usuriers, taverniers... La société majoritaire avait quelque part besoin d'eux. D'où la coexistence pacifique entre les diverses communautés. Dès 1860, la seconde vague de Grecs qui arrivera en Tunisie fréquentera nos côtes pour la pêche d'éponges saisonnière. Ces pêcheurs finiront par s'implanter à Sfax et à Djerba dès que le port de Sfax sera inauguré en 1897, devenant un centre moderne d'exportation mondial. L'artiste photographe Marianne Catzaras et sa sœur, l'actrice Hélène Catzaras, sont nées à Djerba d'un père pêcheur d'éponges. L'installation des Grecs à Sfax et sur l'île de Djerba va se matérialiser par la construction de deux églises qui s'ajoutent à la petite église de style byzantin de la rue de Rome à Tunis. Pour les historiens, l'existence d'un lieu de culte atteste toujours de l'importance que prend une communauté religieuse à une époque donnée. Justement, pour cette communauté, l'Eglise a toujours incarné un puissant liant identitaire. Est-ce dans cette perspective que l'on peut situer la visite du Patriarche Théodore II ? Effectivement, puisque depuis 1645, la communauté a été accompagnée d'un encadrement religieux à partir du patriarcat d'Alexandrie en Egypte, dont la zone d'influence couvre toute l'Afrique. Et les visites des patriarches ont toujours représenté de grands moments pour les Grecs de Tunisie. Et même si, dans la majorité des cas, les Grecs vont fréquenter l'école française, notamment après l'installation du protectorat, l'Eglise fournira le lieu où se transmettra la langue d'origine. Elle jouera également un rôle central dans l'organisation interne de la communauté. Que gardons-nous aujourd'hui du passage des Grecs en Tunisie ? Leur nombre n'a jamais été très important, mais ils ont contribué à la modernisation de certains secteurs de l'économie tunisienne. Puisque beaucoup d'entre eux ont réinvesti le capital accumulé dans la pêche des éponges dans le tourisme, où ils ont été parmi les premiers hôteliers. D'ailleurs, l'hôtel Lotos de Djerba appartient toujours à un Grec de Tunisie. En agriculture, on leur doit la modernisation du système de cueillette des olives. D'autre part, beaucoup de produits qui font aujourd'hui partie intégrante de l'art culinaire tunisien ont été introduits par les Grecs : le raisin sec, les olives salées, les poissons salés, les sirops de tamarin et d'orgeat, le rahat-loukoum... Au moment de l'Indépendance, les Grecs ont tenté de s'adapter aux nouvelles conditions. Or, la crise du marché des éponges à la fin des années 50 et surtout l'expérience de la collectivisation vont les pousser au départ vers la France et la Grèce et, plus loin encore, vers Tahiti et l'Australie. Au terme de trois siècles de contacts, d'acculturation et de jeux d'influences, une grande partie de la communauté s'est trouvée intégrée à la culture française tout en gardant une belle place pour la Tunisie dans sa mémoire et dans ses activités professionnelles. Je citerais pour exemple le cas de mon collègue et ami Jacques Alexandropoulos, professeur d'histoire à l'université de Toulouse-le-Mirail, en France, qui participe souvent aux fouilles archéologiques en Tunisie et a pris part aux recherches ayant mené à l'ouverture du musée de la Monnaie.