Par Khaled EL MANOUBI Dans des entretiens accordés à une télévision du Golfe, M. Hédi Baccouche s'est livré à des imprécisions - c'est le moins que l'on puisse dire - et à des conclusions hasardeuses. Le licencié en droit Baccouche a en effet déclaré: les habitants de l'Algérie sont français et ceux de la Tunisie ou du Maroc sont des sujets de la France. En fait, les habitants de notre voisine sont soit français à part entière, avec droit de vote à la clé, soit «citoyens» de seconde zone appelés français musulmans. Quant aux protectorats tunisien et marocain, leurs habitants autochtones sont respectivement sujets du bey et sujets du sultan. Ces deux protectorats sont des Etats avec une personnalité juridique internationale, une nationalité et un drapeau. C'est ainsi que pour permettre aux enrôlés tunisiens dans l'armée française de bénéficier sur le front allemand du statut prévu par les conventions relatives aux prisonniers, notre souverain Naceur Bey a déclaré la guerre à Guillaume II. Et le fils de celui-là, le vénéré Moncef Bey, refusa à Vichy et aux Germano-italiens de décréter le port de l'étoile jaune par les juifs tunisiens. S'agissant de la tentative de Baccouche de venir au secours de l'image de «chef des résistants» qui serait celle de Bourguiba, relevons ce qui suit. Pour notre «témoin de l'époque», le tort de Ben Yousef a été, pour motif d'intérêt personnel, de contester la place de n°1 qu'aurait acquise Bourguiba, d'autant plus que, aurait confessé Ben Youssef: «Dans un petit pays comme la Tunisie il n'y a pas de place pour deux hommes» au sommet du pouvoir. Certes, on ne peut exclure que Ben Youssef se serait, en cas de victoire, transformé en dictateur semblable à Bourguiba comme le sont deux gouttes d'eau. Surtout, il ignorait, tout comme Baccouche et l'ensemble de la classe politique à l'exception de Nouira, Wassila et Ben Salah, la transaction passée dès 1930 entre Bourguiba et la France. Ceux qui savaient étaient assurément beaucoup moins débiles «politiquement» que nos ignorants de «politiques» parce qu' ignorants de la principale et essentielle donnée de la politique tunisienne depuis 1930 jusqu'au soulèvement du peuple en 2010. S'agissant de la Constitution de 1861 —et non de 1860 comme le précise M. Baccouche— le mérite du Vieux Destour, Thaalbi en tête a été de faire admettre par les jurisconsultes français Weiess et Barthélémy non seulement que la proclamation d'une «Constitution n'est pas incompatible avec le régime du protectorat» mais aussi qu'une «constitution n'est pas abrogée parce qu'elle est violée. Elle conserve, en dépit des outrages, son intégrité juridique». Notons à ce propos que la Constituante de 1956 a été fort mal élue du moment que le parti du secrétaire général a été opprimé par l'occupant, rendant caduque dès le départ la Constitution de 1959 et sans aller jusqu'à invoquer le trucage systématique des élections avant 2011. M. Baccouche veut bien conclure du transfert par la France de Bourguiba de «l'île isolée» (La Galite) à Amilly - c'était un château, c'était le 17 juillet 1954 et c'était après le transfert à l'île de Groix le 20 mai 1954 - que la France de Mendès-France a dû se rendre à l'évidence que Bourguiba était bien le chef des patriotes et résistants tunisiens. En fait, Bourguiba était choyé politiquement par la France: c'est de l'île «isolée» de la Galite, le 17 mai 1954, que Bourguiba a rendu la décoration Nichen El Iftikhar au bey. A partir de sa deuxième île isolée — Groix — Bourguiba publie, le 29 mai 1954, un article dans l'Express afin de donner au bey l'estocade finale pour défaillance politique. Et y reçoit même, en juillet, un homme que la France respecte, le Dr Materi. Cette défaillance a été recherchée avec une opiniâtreté rare par la France à partir du 15 décembre 1951 jusqu'au 4 mars 1954, date des décrets scellant et les réformes Mzali - Voizard et la capitulation du Bey: celui-ci, politiquement, n'est plus qu'une loque. Les événements vont se précipiter. Dans une lettre écrite à Bruxelles le 9 mars 1954 et envoyée à Bahi Ladgham (que ce dernier publie dans sa Correspondance chez Cérès productions en 1990, p.214) Ben Salah annonce la tenue du congrès de l'Ugtt- par ailleurs exsangue- en avril et sa propre candidature devant ce même congrès . Dans une autre lettre du 30 mars(p.218), il annonce le report du congrès pour «la deuxième quinzaine de juin». Finalement, le congrès aura lieu début juillet 1954 et désignera Ben Salah comme secrétaire général. M. Baccouche tente de voir dans l'envoi par Mendès-France d'un émissaire accompagné par Masmoudi au Château de la Ferté à Amilly comme la preuve que la France regarde Bourguiba comme étant le chef des adversaires de la France. Mais qu'on se rappelle notamment le rôle qu'a fait jouer la France au consul Doolittle en 1943 et à l'ambassadeur Brus en 1950. Qu'on se rappelle le laissez-passer délivré à Bourguiba par la représentation diplomatique française du Caire pour qu'il rentre en 1949 à Tunis malgré un franchissement prétendument illégal de frontière afin qu'il puisse recevoir l'adoubement américain après avoir rempli sa mission au bureau du Maghreb Arabe du Caire. Qu'on se rappelle le simulacre de la cache de Nouira en juillet 1953, épisode déjà évoqué par nous sur les colonnes de La Presse, notamment en juillet 2013. En fait, les réformes Mzali-Voizard scellées par le Bey après un harcèlement sans répit mené par la France plus de deux ans durant contre un vieillard isolé et malade, ont débarrassé la France de l'avant-dernier substitut politique possible à Bourguiba, après la disparition de Moncef Bey et de Farhat Hached. Seul Ben Youssef restait en lice. La France s'en occupera militairement. Et, politiquement, Ben Youssef était déjà mal parti en acceptant d'être ministre du protectorat dans une perspective d'autonomie interne vague parce que sans délai précis selon la promesse de Robert Schuman à réaliser «par étapes». La politique des étapes est bien celle de la France et n'a d'autre objectif que de faire émerger Bourguiba en plombant ses concurrents, Ben Youssef compris, puisque le protocole du 20 mars -qui n'abroge point juridiquement le Traité du Bardo —vient à point nommé pour désarçonner politiquement Ben Youssef et pour priver —de fait— la dynastie husseinite de la protection française. Se référer à la comédie évoquée par nous sur ces mêmes colonnes et jouée par Christian Pineau au téléphone et Bourguiba chez le Dr Berraies à Paris la soirée du vendredi 17 mars 1956. Comme notre lecteur a dû le soupçonner, Mendès-France n'est dans cette affaire que le dernier chaînon fait de présidents français qui ont fixé une ligne pour la Tunisie - indépendance au moment opportun et élevage politique d'un dauphin dans le cadre de la France-Ifriqiya dès 1930. Il est pourtant vrai que le témoin Baccouche était précisément né cette année là. Qu'on en juge. Mendés-France n'a été investi président du Conseil que le 18 juin 1954. Sauf qu'au lendemain de Dien Bien Phu, le président Georges Bidault demande à voir Ben Salem pour lui faire une confession. Celui-ci raconte dans ses mémoires (publiées par Cérès Production en 1988 p. 150) que Bidault lui a déclaré à Genève: «Vous savez que dans quelques jours je pense qu'un homme politique français a de grandes chances de passer à la tête du gouvernement français et il me parait qu'il pense un peu comme vous: c'est Mendès-France. Moi, je ne suis pas d'accord, du moins pour le moment. Mais rappelez-vous, Excellence, que si tout se passe comme vous le souhaitez et comme je le crains, vous serez la première victime». Pourquoi? Parce que Ben Salem est gendre du Bey. Et, en clair, le sort de Lamine était scellé parce que la France l'a fait capituler faisant par la même de Bourguiba «son» seul «interlocuteur». En effet, Ben Salem écrit (p. 146) que le 13 mars 1954 le Résident général lui déclare avoir été chargé par le ministre des Affaires étrangères Georges Bidault de lui dire: «Dites au Docteur Ben Salem que s'il va à la santé publique, c'est parce qu'il est gendre du bey». La conjonction des deux messages du 13 mars et du 8 mai veut dire ceci : Ben Salem n'a aucune qualité pour être ministre sauf celle d'être le gendre du bey. Et s'il sera la première victime de l'indépendance, la véritable victime est le bey. Bidault ne pouvait évidemment pas, à ce moment là, trop en dire sur le secret d'Etat constitué par la transaction de 1930. Il ne pouvait pas lui dire que la France s'apprête à livrer Lamine et son gendre à la merci de Bourguiba. Du moins il a fait ce qu'il a pu pour convaincre un bon médecin de culture française de se mettre à l'abri, par exemple en France ... Bien que les faits soient parlants, le Dr Ben Salem est resté, comme tant d'autres, bien sourd . *(Ancien doyen et professeur émérite d'économie politique)