Ressasser des mots qui ne veulent absolument plus rien dire comme «wassatiya», «iitidal», modération du peuple tunisien relève des incantations qui ne convainquent personne et certainement pas les jeunes Trois cents, quatre cents, huit cents..., les chiffres les plus fous circulent sur le nombre de mosquées hors contrôle de l'Etat au lendemain de la révolution, les mois qui ont succédé et jusqu'à nos jours. Des lieux de culte hors la loi qui ont décrété leur indépendance et la guerre à la République et à ses lois. Il est vrai toutefois qu'à mesure que l'Etat reprenait ses droits et déployait son bras, ce chiffre allait en décroissant. L'estimation officielle nous a été livrée par une source du ministère des Affaires religieuses faisant état de 149 mosquées dominées par des factions « takfiristes ». Le pays en compte plus de cinq mille au total. Pour remédier à cette situation, dangereuse, une commission ad hoc est créée avec les ministères des Affaires religieuses, de l'Intérieur et de la Justice. Les objectifs atteints sont assez concluants. Le chiffre total des mosquées récupérées, avec l'assistance presque toujours des forces de l'ordre, s'élève à 108. Il resterait donc, selon cette même source fiable sans possibilité de vérification toutefois, 41 mosquées dissidentes à travers la Tunisie. C'est un combat de tous les jours qui oppose des groupes radicaux à l'Etat, duquel ce dernier ne sort pas toujours gagnant. Le même scénario s'est reproduit dans plusieurs régions du pays ; à la force du bras des mosquées auto-administrées, aménagent leurs horaires, concoctent leur discours et se transforment en plateforme de recrutement de jihadistes, et de propagande d'un islam importé et radicalisé. L'imam désigné par les Affaires religieuses y est évincé violemment, parfois en pleine prière. Il n'est pas rare que ces lieux destinés à l'adoration de Dieu et la méditation spirituelle soient convertis carrément en dépôt d'armes. Une reprise en main voulue polyvalente La chargée de communication du ministère des Affaires religieuses se veut rassurante cependant. Une véritable opération de reprise en main a été lancée par les autorités. Les imams et prédicateurs déjà opérationnels suivent par groupes des cycles de formation. L'année prochaine sera lancée à Kairouan une école supérieure des imams qui délivrera des diplômes supérieurs d'imamat. «C'est une stratégie globale ayant pour objectif ultime de combattre le discours takfiriste», nous précise encore Najet Hamami. Le ministère dispose dans chaque gouvernorat de secrétariats régionaux et de conseillers religieux, apprend-on, qui font des visites de terrain et surveillent le contenu des prêches. « Mais il ne faut pas perdre de vue le rôle de la société civile, celui du citoyen qui doit se protéger et défendre ses enfants contre l'extrémisme», a-t-elle relevé. En ajoutant : «Nous acceptons toutes les requêtes qui nous parviennent et y donnons suite. Le rôle des médias est important, a-t-elle encore insisté. C'est la responsabilité de tous que de s'ériger contre un discours et des pratiques non conformes aux valeurs de tolérance prônées par l'islam et la société tunisienne». Pour ce qui est du contrôle toujours disputé de la mosquée Zitouna entre l'Etat et cheikh Laâbidi. Légalement la grande mosquée relève des Affaires religieuses, comme c'est le cas pour tous les autres lieux de culte. Le problème qui risque d'entraver la mise en application de cette règle juridique, c'est une pièce signée par des ministres de la Troïka en leur temps, exploitée par l'imam autoproclamé, pour revendiquer l'autonomie de la grande mosquée. « En tant que ministère nous avons à notre charge un certain nombre de fonctionnaires qui y travaillent. D'un autre côté, nous ne sommes pas contre l'enseignement zeitounien, mais il doit répondre aux exigences pédagogiques et scientifiques. On ne peut pas enseigner la médecine accroupi sur une natte, comme veut le faire cheikh Laâbidi, a-t-elle dénoncé. Nous avons espéré aboutir à une solution à l'amiable, eu égard à son âge et au prestige de la mosquée, faute de quoi l'affaire sera portée devant la justice», a prévenu la chargée de communication. Quant à la prolifération des jardins d'enfants coraniques, Najet Hamami a imputé cet état de fait à l'anarchie qui a régné après la révolution, autorisant des associations non habilitées à ouvrir des jardins d'enfants qui ne relèvent ni du secrétariat de la Femme, à l'instar des jardins d'enfants classiques, ni du ministère des Affaires religieuses comme les «Kottab». «Nous avons émis un certain nombre de réserves, relève-t-elle, quant à la formation des moniteurs et personnel enseignant, ainsi qu'au contenu du programme. Quoi qu'il en soit, l'état des lieux est en train d'être diagnostiqué par la présidence du gouvernement qui a délivré des autorisations auxdites associations», a-t-elle conclu. Internet, cet espace qui échappe L'Etat est en train de déployer des efforts considérables pour étendre son autorité sur l'espace religieux qui ne se limite pas aux mosquées, — d'ailleurs reprises avec une grande lenteur quand elles ne sont pas aussitôt reperdues, sans parler du fait que la plus emblématique, la Zitouna, lui échappe complètement pour l'heure—. Mais il n'y a pas que les lieux de culte à contrôler, le champ religieux s'ouvre sur différents segments : les médias locaux, les médias étrangers, les programmes scolaires, l'instruction religieuse, les écoles coraniques, les écoles préscolaires. Le désordre règne dans un champ religieux ouvert à la libre concurrence, alors qu'il est censé relever du monopole de l'Etat. Aussi et compte tenu de la multiplicité des acteurs, se pose-t-on comme questions : qui arrête l'enseignement religieux et les programmes scolaires ? Qui s'occupera des jardins d'enfants, où les positions les plus extrémistes ont été protégées par Sihem Badi, l'ex-ministre de la Femme ? Qui s'occupera de produire un contre-produit pour faire face à ce qui vient de l'Orient ? Ressasser des mots qui ne veulent absolument plus rien dire comme «wassatiya», «iitidal», modération du peuple tunisien relève des incantations qui ne convainquent personne, et certainement pas les jeunes. A-t-on pensé à une stratégie pour résister à l'envahissement médiatique et au déferlement du discours takfiriste et jihadiste ? A-t-on pensé à adapter le discours religieux aux principes protégés par la Constitution, telles que les valeurs universelles, la démocratie, la liberté de croyance, l'alternance sur le pouvoir, l'égalité homme-femme, la citoyenneté ? Le vrai problème réside dans la socialisation religieuse des jeunes qui ne se fait plus par la mosquée, mais par la famille, les amis, le quartier... Internet et les chaînes satellitaires. Or ces espaces ne sont ni contrôlés par les autorités ni couverts par une quelconque stratégie ou la moindre vision, et continuent à échapper à toute influence centralisée. Comment affronter les défis des mutations sociales et sociétales et faire adapter le discours religieux à la modernité, à l'identité des Tunisiens, tout en répondant à la demande de religiosité ? Comment ne pas fabriquer des générations de schizophrènes qui reçoivent un enseignement religieux et côtoient une pratique sociale différente, pour ne pas dire carrément contradictoire. L'exemple le plus simple concerne un sujet des plus controversés, celui de la femme. Si on apprend à l'enfant cette règle considérée comme obligatoire selon laquelle la femme doit se couvrir de la tête au pied, de quelle manière va-t-il juger les femmes qui, selon l'enseignement qu'il lui a été inculqué, ne se conforment pas aux prescriptions religieuses ? Le discours religieux actuel produit-il des frustrés plutôt que des personnes équilibrées ? Où en est la pensée islamique, est-elle encouragée ? Le plus dur dans l'affaire, c'est le constat d'échec des responsables du parti Ennahdha à gérer de manière intelligente le champ religieux. Là où on les attendait pour apporter un plus et des réponses, ils ont échoué dans leur propre domaine de prédilection. Résultat, beaucoup de questions demeurent sans réponses, beaucoup de jeunes ont été perdus dans les dédales sans issue de l'extrémisme, les contours d'une stratégie globale qui fasse intervenir des penseurs et islamologues éclairés tardent à se profiler. Un autre constat, pour la fin, l'arabisation de l'enseignement a provoqué une tragédie, car elle a été une « orientalisation », et non pas du tout une arabisation. Les répercussions néfastes de ce système éducatif sont palpables de fait et de visu.