Par Mustapha EL HADDAD Dans la Tunisie «postrévolutionnaire», en moins de deux ans, la violence politique s'intensifie en prenant pour cibles les milieux de la culture, puis les partis d'opposition ainsi que l'Ugtt et, depuis la fin de l'année 2012, l'autorité de l'Etat en s'attaquant à l'Armée nationale et en assassinant des leaders politiques. Les récents évènements du mont Chaâmbi viennent nous rappeler avec fracas que la Tunisie subit depuis de nombreux mois plusieurs évènements d'une rare violence, dont en particulier l'assassinat de Chokri Belaïd, l'assassinat du constituant Mohamed Brahmi et les sinistres tueries de dizaines de soldats au mont Chaâmbi. Les signes précurseurs du jihadisme Dès le mois de mai 2011 et tout au long de l'année 2012, l'armée et les forces de l'ordre ont été confrontées à des groupes de jihadistes à plusieurs reprises et dans différentes régions : Le 18 mai 2011, à Rouhia, des échanges de tirs ont eu lieu entre des terroristes et les forces armées. Le 21 septembre 2011, dans le sud, près de la frontière algérienne, l'armée détruit en partie un convoi de neuf véhicules armés. Le 1er février 2012, près de Bir Ali Ben Khélifa, trois jihadistes armés sont pris en chasse par les forces de l'ordre. Le 2 avril 2012, dans un entretien accordé au Figaro, R. Ghannouchi déclare : «Je ne crois pas vraiment à une menace terroriste... Le ministre de l'Intérieur a fait état de l'existence de tels camps (d'entraînement) ainsi que de contrebande d'armes. Moi, je ne pense pas qu'il y ait là une véritable atteinte à l'ordre public». Le 10 juin 2012, Aymen Al Dhawahiri, chef d'Al-Qaïda, appelle au soulèvement des Tunisiens contre Ennahdha et la Troïka. S'ensuivent plusieurs jours d'émeutes sanglantes dans de nombreuses régions. Une dizaine de jours plus tard, le directeur du bureau d'Amnesty International en Tunisie déclare qu'Al-Qaïda existe bien en Tunisie et qu'il détient des armes en provenance de Libye. L'attaque de l'ambassade des USA constitue un évènement charnière Mi-septembre 2012, l'ambassade et l'école américaines sont saccagés par une horde de fondamentalistes. Les USA exigent que les coupables soient arrêtés et jugés. La responsabilité de cette attaque est imputée au mouvement salafiste Ansar Echaria et, en particulier, à son chef Abou Iyadh. Le parti au pouvoir adopte alors, pendant plusieurs mois, une position ambiguë. D'un côté, il procède à l'arrestation de plusieurs dirigeants et militants d'Ansar Echaria, mais il continue, de l'autre, à minimiser l'impact des actions jihadistes sur la sécurité et la stabilité du pays : Quelques jours après le saccage de l'ambassade US, Ali Laârayedh, alors ministre de l'Intérieur, ordonne à ses troupes de ne pas arrêter Abou Iyadh, cerné dans la mosquée d'El Fath. Le ministère de l'Intérieur continue de démentir les rumeurs persistantes relatives à des camps d'entraînement de jihadistes en Tunisie. Au mois d'octobre 2012, suite à la diffusion d'une vidéo montrant le chef d'Ennahdha en discussion avec des islamistes radicaux, R. Ghannouchi réagit et affirme que «les salafistes font partie des forces de la révolution». Dans une interview publiée par «Le Monde» le 19 octobre 2012, R. Ghannouchi menace et prévient que si les salafistes sont diabolisés, ils seront au pouvoir dans dix ou quinze ans. N'avait-il pas déclaré en d'autres occasions : «Les jeunes salafistes me rappellent ma jeunesse», «ce sont nos enfants», «nous sommes tous des salafistes», «ils annoncent une nouvelle culture»... Début décembre 2012, le président Marzouki déclarait pourtant: « Nous n'avons pas mesuré à quel point les salafistes jihadistes pouvaient être violents et dangereux». Quelques jours plus tard, un agent de la garde nationale tombe sous les coups des jihadistes, dans le maquis près de la frontière algérienne. Comment donc R. Ghannouchi, ce vieux routier de l'Islam politique, pouvait-il se tromper à ce point sur sa descendance salafiste ? Le parti au pouvoir traîne les pieds avant de mettre un terme aux activités des jihadistes. Contraint et forcé, il condamne les assaillants de l'ambassade US à des peines symboliques. Ces malheureuses «hésitations» du pouvoir ont permis aux jihadistes de se redéployer au cours de l'année 2013. La montée du jihadisme international Le 10 décembre 2012, dans les régions du nord-ouest de la Tunisie, dans les montagnes, près de la frontière avec l'Algérie, un agent de la garde nationale est tué par un groupe de jihadistes. La campagne de ratissage menée par l'armée et la garde nationale met à jour «un réseau de jihadistes membres d'Aqmi» et un camp d'entraînement militaire de «jeunes extrémistes». Les conflits armés de la région — en Syrie, au Mali et en Libye en particulier — ont contribué au renforcement du jihadisme en Tunisie au cours de ces dernières années. Depuis 2011, les appels au jihad en Syrie se font en toute impunité par des prédicateurs ayant pignon sur rue. Les jeunes Tunisiens ayant regagné la Syrie se comptent par milliers et ceux qui y sont tués se comptent par dizaines. Le parti au pouvoir ne prend aucune mesure pour mettre fin à cette hémorragie et tente de minimiser le phénomène. Grâce à la détermination de plusieurs mères-courage, le scandale éclate au grand jour. Les responsables seront-ils un jour jugés pour non-assistance à personnes en danger ? Début 2013, selon plusieurs observateurs, des groupes armés fuyant le nord du Mali après l'intervention de l'armée française se seraient réfugiés en Tunisie dans le maquis à la frontière algérienne. Il est également à rappeler que le commando ayant attaqué la base d'In Aménas en Algérie, en janvier 2013, comprenait onze jihadistes tunisiens. Après l'alerte lancée par le président Marzouki, au sujet du trafic des armes de guerre à travers la Tunisie, plusieurs caches d'armes de guerre sont démantelées, depuis janvier 2013, dans différentes régions, y compris dans la banlieue de Tunis. Ces armes, parfois très sophistiquées, proviennent essentiellement de l'arsenal libyen. La rencontre des salafistes radicaux de l'intérieur avec les jihadistes de l'extérieur Après l'assassinat de Chokri Belaïd, en février 2013, la Tunisie connaît une période de relative accalmie pendant six mois. Fin juillet 2013, éclatent subitement deux actes de terreur en l'espace d'une semaine : l'assassinat de Mohamed Brahmi, tué par quatorze balles tirées à bout portant devant ses enfants, puis la tuerie barbare des huit soldats de l'Armée nationale dans le mont Chaâmbi par des jihadistes pro-Aqmi. Les pressions exercées par le pouvoir sur les salafistes-jihadistes, ceux d'Ansar Echaria en particulier, depuis septembre 2012, coïncident avec l'intervention de l'armée française au nord du Mali, depuis janvier 2013. Un certain nombre des jihadistes d'Aqmi ont fui le Mali et se sont réfugiés dans les montagnes du nord-ouest de la Tunisie. Les camps d'entraînement signalés depuis 2012 ont-ils contribué à accueillir ces «jihadistes» ? Cela n'est pas impossible. Les jihadistes de l'intérieur, pourchassés, se radicalisent et regagnent progressivement leurs frères d'armes de l'extérieur dans le maquis du nord-ouest. Les armes ne manquent pas. La Tunisie serait devenue un «corridor» par où transitent quantités d'armes de guerre en provenance de Libye. Au cours du premier semestre 2013, alors que le pouvoir tunisien réagit mollement au phénomène jihadiste, les combattants de l'intérieur et ceux de l'extérieur se redéploient en unissant leurs troupes. La rupture entre Ennahdha et Ansar Echaria Depuis mi-2013, les attaques des jihadistes deviennent de plus en plus fréquentes et de plus en plus violentes. Au cours de l'été 2013, le parti au pouvoir, pressé de toutes parts, décide finalement de cataloguer Ansar Echaria d'«organisation terroriste», accusé de tous les attentats et de collusion avec Aqmi. Accusations rejetées par Aqmi et par Ansar Echaria. La rupture entre Ennahdha et les salafistes jihadistes est consommée. Plusieurs jihadistes tunisiens continuent de rejoindre les jihadistes de l'extérieur dans le maquis. En décembre 2013, à Benghazi, en Libye, se tient une réunion au sommet des mouvements jihadistes syriens, libyens, algériens et tunisiens dont Ansar Echaria. Au mois de mai 2014, à Kasserine, le domicile du ministre de l'Intérieur est attaqué par un groupe armé. Quatre gardes sont tués. Aqmi revendique cette attaque, sa première revendication d'une opération armée en Tunisie. Mi-2014, l'armée et la garde nationale, qui assiègent le mont Chaâmbi depuis près d'un an, n'ont toujours pas réussi à reprendre le contrôle de la situation dans la région malgré de lourdes pertes du côté des forces de l'ordre. Les actions terroristes continuent à être de plus en plus meurtrières malgré des signes du nouveau gouvernement de vouloir en découdre. Une stratégie machiavélique d'Ennahdha Malgré la situation fragile de la Tunisie de l'après-14 Janvier, malgré les signes prémonitoires de la montée du jihadisme en Tunisie, malgré la situation chaotique en Libye, malgré les réserves du Premier ministre et du ministre de l'Intérieur à l'égard des salafistes radicaux, malgré les alertes des pays «frères et amis», le parti islamiste alors au pouvoir, et en premier lieu son chef, Rached Ghannouchi, optent pour un déploiement rapide du salafisme radical partout en Tunisie (recrutement pour le jihad, invitations de prédicateurs wahhabites, camps d'entraînement de jihadistes, condamnations symboliques des agressions salafistes, exfiltration d'Abou Iyadh...). La stratégie avancée par R. Ghannouchi était de pacifier les salafistes-jihadistes en les intégrant au jeu démocratique. Cette stratégie affichée a complètement échoué. R. Ghannouchi est un vieux routier de l'Islam politique, il connaît parfaitement l'idéologie des salafistes–jihadistes et leurs chefs pour les avoir fréquentés pendant son long exil à l'étranger. Les intentions de R. Ghannouchi sont connues depuis son fameux entretien avec les salafistes, en février 2012, concernant les militaires, la police et l'administration tunisienne. Les institutions publiques n'étant pas favorables aux courants islamistes, il fallait les affaiblir et les infiltrer. Pour affaiblir rapidement ces institutions, qui encadrent le pays, il fallait provoquer le chaos en favorisant les LPR, en fermant les yeux sur l'introduction des armes de guerre de Libye, en laissant les jihadistes prendre le contrôle de centaines de mosquées, en fermant les yeux sur le recrutement de jeunes candidats au jihad, en invitant des prédicateurs wahhabites, en créant une police parallèle au sein du ministère de l'Intérieur, en créant des diversions au sein de l'ANC, en maintenant l'armée en situation d'alerte pendant plusieurs années... Au cours du deuxième semestre 2013, la mise à l'écart des Frères musulmans en Egypte et les conseils avisés des «pays frères et amis» obligeront la direction d'Ennahdha à finalement changer d'orientation. La montée fulgurante de l'Islam radical et l'affaiblissement rapide des institutionspubliques, tous deux voulus par le parti islamiste au pouvoir et aggravé par la gestion calamiteuse de la Troïka durant les deux dernières années, rend l'islamisme dit «modéré», affiché par R. Ghannouchi, une pièce centrale incontournable de l'échiquier politique. Même les puissances occidentales et les principaux acteurs de la scène politique en Tunisie semblent en être convaincus. Pourtant, plus de la moitié des Tunisiens souhaitent que le religieux soit séparé du politique et à peine 6% seraient favorables à l'application de la Charia !