Par Mohamed KOUKA Le réel est rationnel, n'est-ce pas ? L'état de notre pays d'après le soulèvement du 11 janvier 2011 le prouve concrètement. La situation générale laisse à désirer pour ne pas dire franchement mauvaise : sécurité vacillante, économie chancelante, classe politique défaillante. En se soulevant, le peuple tunisien pensait forcer le destin pour accéder à la dignité, à la liberté, à la prospérité. Rappelons que le mouvement historique du 11 janvier, comme accélération de l'Histoire, a été mené de bout en bout par une minorité du peuple, animée, par une bonne partie de la jeunesse, sans aucun encadrement politicien ni autorité d'un chef charismatique suprême. Des élections avaient alors couronné le soulèvement. Le peuple surpris par l'événement, non préparé, seule une minorité participa au suffrage. La majorité de cette minorité, cédant au chant des sirènes, porta au pouvoir des religieux accourus, comme des corbeaux, de partout, usant de manipulation, mystification, occultant toute forme de discours sensé, un tant soit peu rationnel — ils en auraient été incapables — au profit d'un délire dogmatique, populiste et obscurantiste. De révolution, le soulèvement populaire du 11 janvier contre l'ordre établi, voulu par la jeunesse et une large frange de citoyens éduqués et éclairés, héritage du bourguibisme, se mua en mouvement contre-révolutionnaire, réactionnaire et revanchard. On a vu des énergumènes barbus, soi-disant pieux et croyants, réclamer l'instauration de la charia avec passage à l'acte sans laxisme ! Coupure de la main du voleur (diktat de Chourou), réinstauration de la bigamie, pratique de la ‘zaket' , retour aux habous, etc. On était à deux doigts de la pratique de la flagellation et autre lapidation. Retour à un islam médiéval à l'âge des voyages intergalactiques ! En fait il s'agit bien d'une « révolution conservatrice ». La démocratie est un fait de culture universelle dont sont dénués ces théocrates d'un autre âge. Faut-il rappeler que c'est le sens de l'histoire qui illumine et qui éclaire les révolutions qui vont dans le sens de la marche, celui de l'évolution, du progrès, de la modernité ? Le pays a subi, dans le sens d'endurer, les deux gouvernements de la Troïka composés de politiciens, aussi militants, fidèles à leurs partis, que novices en matière de gouvernance. Ces gouvernements successifs ont laissé le pays au bord de la faillite, aussi bien morale que politique, sans qu'on n'observe l'esquisse d'une crédible relève. On a constaté, sous ces deux gouvernements, que le nombre des sympathisants du parti religieux (futurs votants) a envahi la fonction publique, au-delà de ce que ne peuvent supporter les caisses de l'Etat. Le népotisme prosélyte amène une dégradation historique de la situation économique du pays. Par contre l'insécurité s'installe sournoisement. La violence se banalise. On est devenu prompt à déclarer le deuil...pour résister. Face à cette situation d'une gravité exceptionnelle que pensez-vous que l'opposition opposa ? Un vide sidéral. Il n'y a qu'à apprécier son intelligence de la situation que traverse le pays, à travers les débats à l'Assemblée où lors du passage répété de ses membres sur les plateaux de télévision, où ils s'y bousculent, pour apparaître, sans craindre de battre, sur ce terrain, tous les cabaretiers coureurs de cacheton, pour ne rien apporter de crédible ni politiquement , ni culturellement, ni moralement. Les responsables politiques sont impuissants. Ce ne sont pas des politiques à vrai dire, mais des politiciens au sens de micropliticiens. Des gens en quête de suffrage. Ils chassent les suffrages par n'importe quel moyen. Ils n'ont aucun programme crédible, significatif, pour susciter la réflexion et emporter l'adhésion. Leur but (les évincés), c'est soit de revenir au pouvoir, qu'ils viennent de quitter, suite à leur lamentable échec, soit (les prétendants) d'accéder au pouvoir pour les avantages liés au pouvoir. Que d'aucuns ont observé ce politicien, se targuant d'habitude d'une certaine ouverture d'esprit, serait près — ultime sacrifice — à s‘allier aux salafistes ! Le politique est à réapprendre pour chacun d'entre nous. Un nouveau paradigme politique s'affirme, fait qu'une figure de la démocratie depuis longtemps en gestation s'impose désormais. Les termes du débat politique se sont insensiblement modifiés, qu'ils appellent aujourd'hui un nouveau langage, disons un autre langage guidé, nourri, par la raison. Jean-Pierre Vernant écrit dans « Mythe et société en Grèce antique » que ‘le' politique est « la vie publique des citoyens entre soi », l'instauration du politique passe par l'émergence d'un « domaine privilégié où l'homme s'appréhende comme capable de régler lui-même, par une activité réfléchie, les problèmes qui le concernent au terme de débats et de discussions avec ses pairs ». L'ordre d'existence proprement politique est reconnaissable à la forme discursive ou raisonnée que prend nécessairement l'exercice de la souveraineté. Il y a quelque chose de fascinant d'observer le degré d'intelligence, de pertinence, de lucidité, auxquelles est arrivé l'esprit humain au quatrième siècle avant l'ère commune, il y a exactement vingt quatre siècles ! Je vous laisse apprécier : « Qui est citoyen ? Est citoyen quelqu'un qui est capable de gouverner et d'être gouverné ». L'auteur de cette merveilleuse phrase est Aristote. Nous sommes encore loin, très loin du compte.