Abdelwahab Meddeb est parti emportant avec lui sa plume. Elle manquera à la Tunisie. Sa plume c'était son identité à lui. Percutante dans sa réflexion, diverse dans ses centres d'intérêts. Abdelwahab associait la rigueur du scientifique à la profondeur du philosophe. C'est au pluriel qu'il faut parler de sa plume. La plume de l'érudit, du poète, du soufisme dans sa modernité, de l'archéologue, du critique d'art, de la peinture, de l'architecture, de la cuisine et de ses cérémonials, du vin et de ses saveurs, des couleurs de leurs nuances, des lignes et des volumes et de leur harmonie, de la musique et de ses mélodies, de la danse et de ses formes, de l'analyste de la société, de l'écrivain, de l'homme de lettres et de ses rêves, du chroniqueur de radio et du philosophe et de ses fondations. On dit de lui qu'il était un passeur entre les cultures. Il avait effectivement accès à toutes sans exclusive. Contre l'enfermement identitaire, il fit valoir l'humanisme. Contre la sclérose du passé, il invoqua la construction de soi comme mode et condition d'existence. Il convoqua l'histoire pour détecter les traces de l'héritage. Contre la spécificité et l'authenticité, il fit valoir l'universel. Les culturalistes et autres relativistes, ceux pour qui il n'y a pas une mais deux humanités le mettaient en colère. Oui, c'était un passeur entre les cultures, sauf qu'il n'était pas un passeur passif. Pour être plus exact, c'était un voyageur d'entre les cultures. Agissant de l'intérieur qu'il n'a jamais quitté, il bénéficiait de la pertinence du regard éloigné. Abdelwahab n'a pas seulement œuvré à faire connaître à l'Occident la diversité et la complexité de la civilisation islamique, il avait le souci de la connaître pour elle–même. C'est au contact de l'Autre qu'il l'a soumise à l'épreuve de la vérité. Abdelwahab est un archéologue du savoir musulman. A la cognition, son œuvre était aussi heuristique. Ce fut un inventeur du passé musulman. Après l'avoir longuement éludée, il a fini par en croiser la normativité. La question du droit est devenue centrale dans sa réflexion. L'homme avait la passion de son pays. Son élégance physique, le raffinement de l'être, souvent perçus comme une forme d'arrogance, cachaient mal une fragilité, une anxiété et une inquiétude à fleur de peau. Sensible au temps qui passe, il était impatient de voir son pays dépasser des questionnements obsolètes et anachroniques. Il le voulait moderne et démocratique, immédiatement. Sur ces questions, ses prises de position furent fermes, excessives disent ses détracteurs. Ces derniers ne savent pas qu'il n'y a rien qui vaille quand il s'agit de droits fondamentaux, de liberté individuelle, d'égalité citoyenne, de non-discrimination entre les hommes et les femmes, entre les musulmans et les non-musulmans. Malade, il me rappelait récemment, par email, la pensée d'Ibn Ruchd (Averroès) légitimant « l'imamat universel des femmes » ; et l'autorisation à laquelle elles avaient droit de « participer au cortège funèbre jusqu'à la mise en terre ». Son enterrement eut lieu en présence des femmes qu'il aimait et qui l'aimaient. Abdelwahab a vécu la révolution tunisienne dans sa chair. Il l'a vécue entre l'espérance et la crainte : l'espérance qu'advient enfin le monde dont il rêvait, la crainte de la régression, du retour des démons venus d'un autre temps et d'un ailleurs mythique. La plume de Abdelwahab manquera à la Tunisie, sa voix fera défaut aux siens en premier à Amina et à Hind. L'une et l'autre manqueront à ses amis avec lesquels il était engagé dans des débats serrés, des conversations intenses. Avec son départ une source de leur savoir, de leur plaisir, se tarit.