Les démocraties occidentales ont trop longtemps négligé, au delà de leurs frontières, ce pourquoi elles existent: la démocratie. Il leur faut donc sans plus attendre changer leur fusil d'épaule vis-à-vis du monde arabe. Ce qui se passe en Egypte, après ce qui est advenu en Tunisie, nous renvoie à une très vieille question, avec laquelle nous vivons depuis la révolution hongroise de 1956, au moins: les démocraties doivent-elles intervenir pour aider un peuple qui se bat contre une dictature ? La réponse fut alors négative. Depuis, les démocraties ne sont intervenues nulle part: ni en Iran quand une révolution fut détournée par des mollahs, ni en Chine quand une autre fut écrasée sous les chars, ni dans aucun pays d'Afrique ou d'Amérique latine. Et c'est parce que Gorbatchev a décidé de ne plus tirer sur les foules que le système soviétique s'est effondré. Au contraire, les démocraties ont continué à financer ces régimes, à former leurs polices, à recevoir les dictateurs, sans exiger d'eux qu'ils réduisent la pauvreté, luttent contre la corruption ou respectent les droits de l'homme. De même, aucune institution internationale n'a mis une réelle condition démocratique à son soutien. Comment s'étonner que les peuples se retournent contre les démocraties qui les ont négligés ? La situation se reproduit aujourd'hui en Tunisie et en Egypte, où s'expriment des peuples magnifiques. On la retrouvera de plus en plus souvent, de plus en plus vite, dans la moitié du monde encore sous le contrôle de dictatures, aux contours divers : certaines se camouflent en démocraties, d'autres sont ouvertement des régimes totalitaires. A l'inverse, certaines démocraties évoluent vers des régimes totalitaires, et certains régimes totalitaires évoluent à leur rythme vers la démocratie. Pourtant, les démocraties ne sont jamais là pour soutenir ceux qui tentent d'accélérer ce que promet l'Histoire. Avec toujours de bonnes raisons : la stabilité, le refus des fondamentalismes, la non-ingérence ; et le fait qu'aucune démocratie n'a de vraie leçon à donner, car nulle ne respecte intégralement la Déclaration universelle des droits de l'homme, écrite en 1948 par Eleonore Roosevelt et René Cassin. Comment alors s'étonner que les peuples se retournent contre les démocraties qui les ont négligés ? Créer un forum international pour la démocratie Pour soutenir ces transitions, une solution serait de créer une nouvelle institution internationale, regroupant toutes les nations bénéficiant de la démocratie, revendiquant un devoir d'ingérence et se donnant les moyens d'aider à la liberté politique, en fournissant aux peuples soumis des moyens spécifiques pour y appuyer la liberté de la presse, les partis politiques, les associations, la lutte contre la pauvreté et contre la corruption. Les embryons d'une telle institution existent. En économie, les démocraties sont rassemblées dans l'OCDE. En matière militaire, dans l'Otan. Même si ce n'était pas, au départ, la raison d'être de ces deux organismes. Leur coordination donnerait les moyens de penser autrement l'action à mener en la matière. D'autres institutions, privées, se donnent la mission de promouvoir la démocratie : des ONG comme Transparence International. Des fondations, telles celles des anciens présidents américains Jimmy Carter et Bill Clinton, ou celle du financier George Soros. Et surtout d'innombrables ONG dans les pays victimes de la dictature. Une solution minimale, plus réaliste, serait de créer un forum rassemblant l'ensemble de ces institutions, pour étudier la situation de chaque dictature et réfléchir aux moyens d'offrir un appui cohérent et coordonné à ces peuples dans leur transition vers la démocratie. Si les démocraties ne vont pas dans cette direction, c'est qu'elles n'ont pas confiance dans leur propre modèle. Elles ne pourront pas, alors, s'étonner que d'autres s'en éloignent. Jacques Attali --------------------------- Libération Raison Un, peut-être deux millions d'Egyptiens ont manifesté sans violence, sans brutalités policières, sans intervention de l'armée, sans incidents ni pillages. Un acte démocratique dans un pays qui ne l'est pas encore. Ils ont demandé calmement mais fermement le départ de Moubarak qui depuis trente ans les opprime. Ils ont exprimé leur refus d'un régime corrompu et tyrannique, mais mardi soir Moubarak a refusé d'entendre raison. Ces manifestants représentent pourtant le peuple d'Egypte, ses hommes et ses femmes, ceux qui croient au ciel et ceux qui n'y croient pas, les déshérités comme les classes moyennes, ceux qui sont sur Facebook et ceux qui n'ont pas Internet. Comme le dit Mahmoud Hussein, les Egyptiens ont montré qu'il y avait une voie possible entre les dictatures militaires et le fondamentalisme islamiste. Les Egyptiens, comme les Tunisiens, veulent un Etat de droit, démocratique et honnête, un Etat où ils pourront s'exprimer et vivre librement. Ce ne sont pas seulement des valeurs occidentales comme le veulent les relativistes et les culturalistes mais des valeurs universelles reconnues par les peuples du Nord comme ceux du Sud, par les musulmans, les chrétiens ou les laïcs. Bien sûr, ce «printemps des peuples arabes» peut encore déraper. Les Cassandre nous annoncent les barbus et des révolutions islamiques à l'iranienne. Mais pour l'heure, ces peuples après trente ans de mensonges et de privations de libertés sont l'image d'une dignité et d'une fierté retrouvées.