Dans quel dessein le penseur Abdelwahab Bouhdiba, président de l'Académie Beït Al Hikma, et la journaliste italienne Lydia Tarantini ont-ils choisi, d'une rive à l'autre de la Méditerranée, d'échanger des idées‑? Le dialogue est-il possible si, d'emblée, les deux partenaires n'appartiennent pas à la même culture ? Abdelwahab Bouhdiba est un fervent musulman, Lydia Tarantini, une laïque convaincue ! Malgré la tourmente d'une époque particulièrement trouble, marquée par des clivages et des antagonismes de toutes sortes, le courant s'est immédiatement établi. De cette confrontation d'idées est né un livre conçu à l'endroit même où, à quelques encablures de la Méditerranée, quatorze siècles plus tôt, les ténèbres de l'Occident se sont trouvées illuminées par la grâce de Kairouan, témoin d'une immense civilisation qui a doté l'humanité, via l'Espagne, d'un apport riche et raffiné. Le dialogue a pris ici la tournure d'un examen approfondi de l'ensemble des composants relationnels et affectifs de l'homme ou de la société arabe. L'objectif principal du penseur A. Bouhdiba est d'expliciter l'implicite et de dire le non-dit. La culture du dialogue, c'est avant tout le pari de rechercher au creux du débat, voire du conflit, des éléments de solution. C'est également une véritable pédagogie de l'apprentissage du vivre-ensemble qui implique un triple refus : le dogmatisme d'abord, car nul n'est détenteur de vérités si absolues qu'il lui faille les imposer aux autres. Refus de l'égoïsme ensuite qui justifie pour tant d'entre nous l'illusion que nous sommes les meilleurs. Troisième refus enfin, celui du mépris. «Rien n'est méprisable dans ce qui appartient à l'homme. Seul le mépris est vraiment méprisable». Dialoguer avec l'Islam Abdelwahab Bouhdiba, licencié en philosophie de la Sorbonne, diplômé en littérature française des grandes écoles françaises, a tenté de cibler les réponses que pourrait apporter la psychanalyse aux problèmes spécifiques du monde islamique, sans pour autant qu'elle se transforme en une sorte d'ethnopsychologie. Il s'est aussi interrogé sur le peu de cas fait de l'Islam par le philosophe juif Freud, au point de vouloir réduire l'Islam à une «répétition abrégée» du judaïsme, rien qu'une «imitation», alors qu'il a trouvé dans la mythologie grecque et les valeurs judéo-chrétiennes les références symboliques de sa pensée. Un autre livre, parmi tant d'autres hélas, l'a durement éprouvé : Tristes tropiques du philosophe français Claude Lévi-Strauss, un long pamphlet contre l'Islam et les institutions musulmanes qui, dès sa sortie, a été encensé et flatté, avec excès au point de faire douter l'étudiant qu'il était, au début des années 50 à Paris, de la science. Abdelwaheb Bouhdiba a abordé la situation de la femme musulmane dans le monde arabe et les souffrances qu'elle endure aujourd'hui à travers l'approche freudienne ou, mieux encore, la vision des archétypes jungiens ainsi que, et surtout, les enjeux très importants qui se posent à elle et qui menacent gravement ses acquis, obtenus avec la promulgation du Code du statut personnel en Tunisie, et enrichis et consolidés depuis 1987 par une panoplie de réformes, toujours plus audacieuses, malgré les tentatives des obscurantistes et de certaines chaînes satellitaires soucieuses de maintenir la suprématie des mâles et de réduire le rôle de la femme à celui d'un simple objet sexuel, gardienne des traditions familiales. Il a également dénoncé le statut accordé, conformément à la tradition, par le fiqh musulman à la femme en insistant sur le droit et le devoir d'œuvrer pour le changement. A ce sujet, il écrit‑: «Les dernières recommandations du Prophète lors du Pèlerinage d'adieu ont été pour les femmes ‘‘Je vous recommande vos femmes. Traitez-les avec douceur et n'oubliez jamais que vous vous êtes rendu licite leur sexe en prononçant les paroles de Dieu''. Etre fidèle au magistère de Mahomet, c'est appliquer sans réserves ces prescriptions, c'est les appliquer avec constance et persévérance en les poussant aussi loin que possible dans l'exercice quotidien. Quinze siècles après Mahomet, il ne s'agit plus seulement ‘‘d'adoucir'' cette condition-là, mais de procéder à sa révision fondamentale. Compte tenu de l'esprit et non pas de la seule lettre des textes, cette révision a été partiellement faite ici. Elle est en cours là ou même radicalement opérée ailleurs. Le travail de révision globale qui va jusqu'à la racine n'en demeure pas moins une tâche complexe à entreprendre ou à consolider en toute urgence. En tout état de cause, redisons-le encore, il faut sauver la lettre et l'esprit des textes chaque fois que cela est possible. Sauver l'esprit sans la lettre si on en peut mais, et s'il le faut, sauver l'esprit contre la lettre». A l'opposé du fiqh sunnite, le soufisme à l'iranienne a réalisé au sein de la culture islamique une véritable avancée, en ce sens qu'il a été loin, très loin dans le processus de la sublimation de la femme. S'il a lavé les musulmans de leurs tendances misogynes, c'est qu'en dernière analyse hommes et femmes sont plus que complémentaires‑: la femme est bien à l'origine de la création. Le distique du grand mystique persan Jelaloddin Roumi est éloquent‑: «La femme est le rayon de la lumière divine/ Ce n'est point l'être que le désir des sens prend pour objet/Elle est le créateur, faudrait-il dire/Ce n'est pas une création». Cette intuition du Féminin créateur sera développée dans la culture arabe en poésie, en mystique et en théologie, souvent dans des propos d'une audace inouïe et singulière, parfois même franchement hérétiques. C'est le cas d'Ibn Arabi, El Hallaj et de bien d'autres mystiques qui ont osé affirmer avec force et permanence la grandeur historique et la prééminence ontologique de la femme. Cette tendance, à la limite de l'orthodoxie sunnite, a été vigoureusement combattue par les courants rétrogrades soucieux de perpétuer un état de fait qui leur est favorable et servir ainsi leurs intérêts immédiats. L'amour courtois, transmis avec bonheur à l'Occident, pouvait-il ne pas naître en terre d'Islam? Une terre où, certes, on n'enterre plus la «maw'ûdatu» (l'infanticide des filles), mais où on continue de cloîtrer les femmes, plus entre quatre murs, mais sous des tenues et des voiles prétendument islamiques. Le grand paradoxe demeure celui de comprendre comment et pourquoi l'esprit fondamentalement ouvert de l'Islam se traduit souvent dans les faits en intolérance. Et cela n'est pas sans nous entraîner dans des dérives et des situations d'où il nous est impossible de sortir sans laisser des plumes. Il est regrettable que l'Occident chrétien juge l'Islam uniquement sur les actes de quelques illuminés égarés. Et puis, il y eut les événements douloureux et pénibles survenus ces dernières années (le 11-Septembre, la guerre en Afghanistan, celle menée contre la Palestine, l'insoutenable tragédie irakienne et la menace de plus en plus précise contre l'Iran), tous ont fini par provoquer un profond séisme et une onde de choc dans nos pays. En riposte, un repli identitaire s'est fait jour, une tendance rétrograde et nihiliste, en totale rupture avec les valeurs morales et spirituelles recommandées en Islam et qui se manifestent sous les formes les plus pernicieuses des «…ismes»‑: islamisme, fondamentalisme, intégrisme, dogmatisme et… terrorisme. «Poser seulement les questions, les identifier dans leur brûlante urgence, c'est prouver à l'évidence qu'il n'y aura point de fin à ces entretiens. Notre réflexion ne peut être mise en congé, car on ne prend jamais congé ni du monde, ni de soi-même, ni surtout des lecteurs», écrit-il en conclusion. Entretiens au bord de la mer, conduits par Lydia Tarantini de Abdelwahab Bouhdiba - Sud Editions- mai 2010 Tunis