Par Aymen Hacen Seule l'arrogance permet de faire dire aux uns et aux autres que les choses ont lieu d'être ainsi et pas autrement. Faute d'arrogance, il existe aussi la superstition. Un perroquet, par exemple, prédisant la victoire de telle équipe de football au grand dam d'une autre, ou même un poulpe qui serait capable de trancher la question en optant pour tel drapeau et non un autre. Sachant que le corps du poulpe (ou de la pieuvre) est entièrement mou, hormis le bec qui est, par ce hasard nécessaire propre à la nature, très proche physiologiquement de celui du perroquet, nous pouvons à notre tour deviser de cette calamité qui affecte l'Humanité à l'occasion d'une Coupe du monde de football ou, tout simplement, d'une simple affaire de loterie. Cela dit, l'intelligence est, passim, absente. Nous souffrons et nous nous posons tant de questions sur le sort de l'esprit qui est, lui, complètement obnubilé par l'encre noire que les poulpes propulsent en guise de défense. Certes, la pieuvre possède huit tentacules, mais — mea culpa — nous pensions qu'elle n'en avait que sept. Le rébus local ne dit-il pas : «Sept marteaux dans un puits bien profond» ? Peut-être notre mémoire nous a-t-elle fait défaut. Mais, sans doute, le savoir, le vrai, nous incline à penser que le mot pieuvre est né sous la plume de Victor Hugo dans son magnifique roman. Les Travailleurs de la mer. La poésie qu'il y a dans ce chef-d'œuvre nous fait croire que la vraie poésie est dans la prose, comme la poésie quotidienne réside assurément dans les superstitions, les contresens et les paradoxes du quotidien. Comment s'en émanciper toutefois quand on est pourvu d'un esprit rompu à la logique et au cartésianisme, du moins quand nous aspirons à penser ? Il s'agit là, avouons-le, d'une question difficile, d'une équation difficile à résoudre, comme pour Clubin dans Les Travailleurs de la mer : «En outre, il fallait laisser à la chaloupe le temps de s'éloigner, de se perdre peut-être; Clubin l'espérait. Debout sur la durande naufragée, il croisa les bras, savourant cet abandon dans les ténèbres. L'hypocrisie avait pesé trente ans sur cet homme. Il était le mal et s'était accouplé à la probité. Il haïssait la vertu d'une haine de mal marié. Il avait toujours eu une préméditation scélérate; depuis qu'il avait l'âge d'homme, il portait cette armature rigide, l'apparence. Il était monstre en dessous; il vivait dans une peau d'homme de bien avec un cœur de bandit. Il était le pirate doucereux. Il était le prisonnier de l'honnêteté; il était enfermé dans cette boîte de momie, l'innocence; il avait sur le dos des ailes d'ange, écrasantes pour un gredin. Il était surchargé d'estime publique. Passer pour honnête homme, c'est dur. Maintenir toujours cela en équilibre, penser mal et parler bien, quel labeur! Il avait été le fantôme de la droiture, étant le spectre du crime. Ce contre-sens [sic] avait été sa destinée. Il lui avait fallu faire bonne contenance, rester présentable, écumer au-dessous du niveau, sourire ses grincements de dents. La vertu pour lui, c'était la chose qui étouffe. Il avait passé sa vie à avoir envie de mordre cette main sur sa bouche». C'est, n'est-ce pas, terrible ? Tant de perfidie, d'ignominie, de malhonnêteté ? Nous blâmons tous cela, et pourtant tous nous nous y accommodons quand il le faut. C'est qu'il faut «écumer» et que tous les coups sont permis pour s'en sortir. Allons désormais au fond des choses, question de ne pas susciter de doutes, encore moins voiler notre pensée : certes, dans tout ce qui précède, le littéraire analyse le sportif s'il en est, c'est-à-dire que le littéraire cherche à disputer au supporter de football sa raison d'être, en justifiant par des moyens quasi subalternes sa haine pour telle équipe et son choix de telle autre équipe, toujours d'après une logique profondément pensée. Et, bien que le littéraire se trompe de pronostics, sa raison semble somme toute l'emporter : non que la vraie culture l'emporte toujours sur tout le reste (l'arrogance des fanatiques d'un côté et la superstitions des nostalgiques de l'autre), mais, pour faire mouche, si l'Espagne d'Iniesta l'a emporté sur la Hollande, ce n'est pas grâce aux sept siècles arabo-musulmans en Andalousie et encore moins à cause du «jamais deux sans trois» des finales disputées par les Pays-Bas d'un certain Johan Cruijff auquel on attribue tant de propos apocryphes. Il existe d'autres raisons relevant à la fois du physique et du psychologique. Des raisons qui s'accordent les unes aux autres pour permettre à l'Espagne, qui a perdu son tout premier match contre la Suisse par un but à zéro, d'arracher son improbable première coupe du monde après avoir remporté la coupe d'Europe en 2008. Oui, des raisons réellement objectives ont fait que cela se passe ainsi et pas autrement. Toutes les règles, toutes les passions et tous les défis s'en sont allés à vau-l'eau. Mais regrettons tout de même que la grande équipe d'Espagne ne compte aucun joueur d'autre provenance qu'hispanique, comme si cette sélection, à l'instar de l'italienne, ne devait compter parmi ses membres que des natifs de souche. C'est cela qui, parmi d'autres raisons, nous fait mal accepter cette victoire et la précédente, alors que la Hollande, l'Allemagne et d'autres grandes équipes de ce Mondial sont à plus d'un titre multicolores, protéiformes et reconnaissantes à l'égard de toutes les origines qui constituent leur ciment social et civilisationnel. C'est cela qui nous préoccupe et non cette farfelue histoire de poulpe et de perroquet.