Par Afifa Chaouachi* Une question est aujourd'hui sur toutes les lèvres: qui a fait la révolution tunisienne? Autant cette question est légitime et nécessaire à poser pour mieux comprendre les événements et les inscrire dans l'Histoire, autant la réponse, du moins celle que donnent la plupart des médias, tant de fois répétée, assénée, dirais-je, devient, en ces temps de crise, problématique, trop facile, voire dangereuse. La réponse en question est la suivante : c'est la jeunesse qui a fait la révolution. La Tunisie vient de faire sa révolution contre la pensée unique, l'avis unique et ce que nous ont déversé au quotidien les médias, comme vérité unique. Or voilà que ces mêmes médias récidivent avec une autre vérité (Dieu nous préserve de tous ceux qui ont toujours toute la vérité et rien que la vérité !) incontestable et intouchable : l'exploit des «chababs» qui les hisse au-dessus de tous les autres Tunisiens, la suprématie des jeunes sur les moins jeunes. Nous y voilà ! On retombe dans l'exclusion d'où on a cru sortir ! On rechute dans la mystification ! On s'engouffre dans la hâte du jugement facile, dans les idées à l'emporte-pièce, dans le prêt-à-penser si commode, si démagogique (n'oublions pas que la population tunisienne est en majorité constituée de jeunes) mais si trouble. Avant d'afficher des certitudes simplistes, soyons modestes, prenons du recul, laissons les choses se décanter, ne cédons pas aux clichés, dégageons-nous du pathos, réinterrogeons nos premiers élans et surtout écoutons les spécialistes, les vrais sociologues et les grands historiens. Pensez-vous qu'il soit légitime et décent de dire que notre révolution n'a été faite que par les jeunes ou même surtout par les jeunes ? Ces jeunes sont-ils des émanations du néant ? S'ils sont ce qu'ils sont, n'est-ce pas parce qu'ils ont eu les parents qui les ont éduqués et les maîtres et les professeurs qui les ont formés ? Tous ces jeunes privés de démocratie sur la scène politique et médiatique, ont d'abord appris la démocratie qu'ils ont revendiquée dans leur foyer et sur les bancs de nos écoles laïques dont les jeunes du tiers monde n'ont pas toujours, comme eux, bénéficié. Les jeunes qui sont descendus dans la rue y étaient déjà préparés, mais cela ne se voit pas à l'œil nu, il faut réfléchir pour le comprendre ! La jeunesse tunisienne a une filiation particulière et c'est pour cela qu'elle est descendue dans la rue, la première dans le monde arabe, ne l'oublions pas ! Avant que nos jeunes ne donnent le coup de grâce à la pieuvre, bien des martyrs ont souffert des années dans les prisons, biens des victimes sont tombées dans les geôles du pays, biens des opprimés se sont battus dans les solitudes de l'exil et ceux-là, rappelons-le, sont les pères, les mères et tous les aînés des jeunes qu'on a vus le 14 janvier et quelques jours auparavant! Soyons justes et amènes, ne voyons pas les choses par le petit bout de la lorgnette, n'insultons pas le passé car rien n'aurait pu se faire sans tout le passé de la Tunisie. Ce sont tous les Tunisiens opprimés, tous âges confondus, tous horizons géographiques confondus, qui ont fait la révolution, les morts d'hier et d'avant-hier, les blessés et les vivants, c'est tout un peuple ! Les internautes et autres facebookers comptent aussi, parmi eux, tant d'avocats, d'artistes, d'écrivains, de professeurs et bien d'autres qui ont accéléré la communication et l'ont modulée, et qui ne sont pas nécessairement des jeunes ( puisque je me compte, avec tous mes collègues, parmi eux !). Ne faisons pas non plus preuve de myopie en disant que ce sont uniquement ou surtout les régions de l'intérieur qui se sont révoltées car ce sont aussi les grandes villes avec le grand flux de leur population, avec leurs laissés-pour-compte, leur misère cachée et les droits bafoués au quotidien de leurs citoyens (qui souvent, d'ailleurs, sont originaires des régions de l'intérieur, ne nous leurrons-pas !). Ce qui a été admirable dans cette révolution c'est justement la solidarité, l'union de tous contre le Mal, la convergence des revendications unanimes. Cet édifice qu'on vient d'élever ne doit pas se fissurer aujourd'hui, même si des signes dangereux nous annoncent le contraire. Ne tombons pas dans la dissension, le clanisme, le régionalisme et le populisme béat, méfions-nous de l'arrogance des incultes et des fausses virginités politiques. La Tunisie de demain, nous la voulons plurielle et unie, avec les hommes et les femmes, toutes les classes, toutes les régions, tous les partis, tous les corps de métier, toutes les idéologies, traités également et égalitairement. Le peuple, c'est tout cela à la fois, ne l'oublions pas et nul n'a le droit d'exclure qui que ce soit de cette mosaïque indissociable. De même qu'on ne construit rien à long terme avec le lyrisme jubilatoire, on n'échafaude rien sur la haine, les rancunes, la suspicion systématique, l'exclusion et la chasse aux sorcières qui sont des facteurs de déstabilisation et de désordre au moment où, plus que jamais, nous avons besoin d'union et de fermeté pour nous dégager de la trappe. Le politique ne doit pas être dissocié de l'éthique et l'éthique aujourd'hui c'est le droit à la liberté et à la démocratie conjugué au devoir de respect de l'autre (ne nous faisons pas justice nous-mêmes, laissons les professionnels faire leur travail) et au devoir de prendre conscience du plus difficile : de nos obligations. * Universitaire