Mondher Kilani est anthropologue et professeur à l'Université de Lausanne en Suisse où il vit et travaille depuis plus de quarante ans. Son dernier ouvrage « Tunisie. Carnets d'une révolution »* revient sur les évènements clés ayant marqué la chute du système Ben Ali, le bouillonnement créatif qui s'en est suivi et les enjeux de la transition. L'auteur y relaie, avec à la fois sensibilité, respect et sens aigu de l'observation, les différentes voix qu'il a écoutées pendant ses nombreux séjours tunisiens : les jeunes, les artistes, les femmes, les laissés-pour-compte de la société. Mondher Kilani donne à la dynamique que connaît la société civile depuis ce 14 janvier 2011 le nom de « multitude créative ». Un concept qui traverse d'un bout à l'autre l'un des meilleurs ouvrages qui aient été écrits sur ce moment fondateur de notre histoire contemporaine. Rencontre .La révolution tunisienne et tout ce qui a suivi l'étincelle du 17 décembre 2010 ont été traités jusqu'ici surtout par des politologues, des historiens, des économistes, des sociologues et des transitologues. Comment procède l'anthropologue que vous êtes sur ce terrain extrêmement mouvant ? -L'anthropologue vit avec les gens, il partage leurs activités et leurs cérémonies. Le quotidien auquel il participe lui permet d'observer les acteurs dans leurs différentes expressions pour pouvoir faire le lien par la suite entre les événements. Les notes de l'anthropologue, qu'il ne décode généralement pas sur le moment, l'action continuant à se dérouler dans le présent, donnent après coup du sens aux choses. Elles permettent de mettre en rapport les faits sociaux avec d'autres contextes, d'autres situations. Un autre outil qu'utilise ici le chercheur pour comprendre les faits est incarné par son bagage théorique. Ses références scientifiques et ses concepts lui permettront de prendre de la distance par rapport à l'immédiateté de l'expérience pour interpréter plus largement les évènements. Jusqu'aux élections d'octobre 2011, j'ai expérimenté la révolution en tant que citoyen : dans l'action, l'enthousiasme et l'euphorie. Je venais régulièrement en Tunisie pour participer à des rencontres, des conférences de presse, des meetings politiques. C'était un bonheur de vivre dans la bienveillance, le partage, l'émancipation du collectif, la restitution de la parole au sein de l'espace public. Après, est venue la nécessité de témoigner, de transformer le vécu en connaissance. Peut-être bien à cause d'un certain désenchantement, qui a commencé à poindre, notamment après l'affaire Persepolis en octobre 2011, premier signe des fissures apparues dans la multitude qui s'était révoltée contre Ben Ali. Vous insistez dans votre livre sur la notion de « multitude », qui s'exprime selon vous en Tunisie depuis la révolution. D'autres appellent cette dynamique nouvelle « société civile ». Comment définissez-vous la « multitude » ? -Depuis Spinoza au seizième siècle, la notion de multitude, qui restitue les singularités respectives des groupes composant une société et leur capacité d'action n'a pas arrêté d'être visitée par les sciences sociales. Avoir permis l'expression de voix multiples à travers la circulation de la parole et des idées, voilà entre autres en quoi consiste l'intérêt de la révolution tunisienne. C'est alors que l'espace public a commencé à avoir un sens : rappelez-vous les sit-in de La Kasbah I et II et le « bonheur d'être dans la rue », comme l'écrit la blogueuse Alma Allende dans ses chroniques de la révolution tunisienne. La multitude est une organisation intelligente et créative de nouvelles formes d'organisation en fonction d'un but commun. La multitude est-elle ce qui rompt avec la représentation du peuple monolithique ? « Une masse compacte et indifférenciée que la propagande de la dictature ne cessait d'encenser pour mieux l'anesthésier et la garder sous sa coupe », écrivez-vous dans votre ouvrage ? -Oui, car à l'inverse de la notion de peuple, la multitude ne nie pas l'hétérogénéité, bien au contraire, elle préserve les différences. C'est d'ailleurs cette puissance retrouvée de la multitude qu'expriment de façon frappante les deux vers du poète Chabbi, inlassablement repris par les foules : « Lorsqu'un jour le peuple veut vivre, force est pour le destin d'y répondre, force est pour les ténèbres de se dissiper, force est aux chaînes de se briser ». À l'inverse de la notion galvaudée de peuple, volontiers associée à une dimension unanimiste et autoritaire, la multitude est une composition ouverte et plurielle. Conscients de cette immense différence, nous pouvons alors nous réconcilier avec le terme de « chaâb ». Après les premières élections libres en Tunisie, la société civile a-t-elle perdu à votre avis une part de son bouillonnement premier ? -Oui dans un premier temps, il m'a bien paru que la multitude commençait après le scrutin du 23 octobre 2011 à être instrumentalisée, à perdre de sa puissance. Mais ce n'était que provisoire. Voilà qu'elle se réveille dans toute sa créativité en novembre 2012 après l'affaire de la chevrotine, lorsque les populations de Siliana décident de quitter leur territoire pour réclamer le départ du gouverneur nahdhaoui. L'on se rappelle aussi le moment des obsèques de Chokri Belaïd, lorsque les femmes — fait inédit en terre arabo-islamique et dans un milieu patriarcal — investissent le cimetière du Jellaz. Mais la gent féminine continue à être présente lors des funérailles du député Mohamed Brahmi, tué à son tour par les mêmes extrémistes salafistes, et des soldats assassinés par ces groupes jihadistes. Cela s'appelle une révolution anthropologique. Un évènement de ce genre met en branle la société dans sa globalité. A vrai dire, les occasions ont été innombrables pour la reconstitution de la multitude autour de sa revendication de dignité, d'égalité et de non-violence. La question n'est donc pas de savoir a priori « qu'est-ce que la multitude », mais « qu'est-que la multitude peut devenir », comment va-t-elle orienter son action ? L'histoire reste dans ce sens ouverte. Comment considérez-vous le poids des femmes tunisiennes et leur rôle dans la société civile post, 14 janvier ? -J'aimerais tout d'abord préciser que la catégorie de « femme » n'existe pas a priori. Il y a par contre des femmes de différentes conditions sociales, professionnelles ou religieuses qui sont assujetties plus ou moins fortement à des normes, notamment lorsqu'il s'agit d'une société patriarcale. Une politique féministe, c'est le résultat d'une rencontre entre des femmes occupant différentes positions dans le but de lutter contre les formes de discrimination dont elles sont l'objet et de revendiquer des droits sociaux, économiques, juridiques et institutionnels. Autrement dit, comme pour la multitude, qui est, comme on l'a dit, la rencontre entre plusieurs singularités conscientes de leurs différences mais unies face à un système politique et social inique, le féminisme est un combat qui se réinvente chaque fois en fonction des contextes. C'est pour cette raison que l'on ne peut pas décréter une seule voie d'émancipation pour les femmes (et les hommes). Dans tous les cas, l'essentiel réside dans la récupération de sa puissance et de sa capacité d'agir. C'est précisément ce qui est arrivé avec la révolution. Depuis, on en a fini avec les faux-semblants du féminisme d'Etat qui daignait « octroyer » des droits aux femmes aussi bien qu'avec le féminisme paternaliste qui prétend« protéger » les femmes (rappelez-vous les propos sur les « mohajabat » et les « safirat »). Désormais, nous avons affaire à un féminisme de combat. Vous posez beaucoup de questions sur le sacré, l'art et l'identité. Qu'est-ce qui unit finalement la société civile dans toutes ses singularités ? -Oui, en effet, c'est même une dimension importante de mon analyse. Une société n'est pas une simple machine économique, politique et institutionnelle. Une société, c'est d'abord le désir de vivre ensemble, une série de valeurs partagées. Le propre d'un moment révolutionnaire, comme celui que nous avons vécu en Tunisie, c'est justement d'avoir fait resurgir cette dimension symbolique du lien social, et qu'y a-t-il de plus important que l'art – sous toutes ses formes d'expression – et le sacré – dans sa version religieuse ou séculière – dans cette tentative de retrouver du sens à l'être-ensemble ? L'un des premiers acquis, à mes yeux, de la révolution tunisienne, c'est le fait d'avoir découvert la diversité de notre société et d'avoir enregistré la multiplicité des voix qui sont entrées en conversation, mais aussi en conflit. Une lutte symbolique, prolongée parfois par des actes violents, très violents mêmes, a opposé différentes composantes de la société tunisienne. C'est à ce titre que nous avons assisté à plusieurs conflits hautement symboliques autour du drapeau et de l'hymne national, des commémorations des fêtes nationales, des figures tutélaires politiques, historiques et religieuses, mais aussi autour du niqab et du mariage orfi, d'une religiosité quiétiste et d'une autre plus extravertie, sinon plus agressive. C'est de l'issue de ces controverses que dépendra finalement le modèle de société auquel nous aspirons. Dans ce sens, il faut peut-être en finir avec les identités exclusives et toutes faites. De telles identités sont un piège sur la voie de l'émancipation. Seul un nouveau récit collectif se nourrissant des luttes actuelles et portant haut la revendication de l'autonomie de la société pourrait constituer un pas en avant. *(Mondher Kilani : Carnets d'une révolution, Editions Petra, Paris, 2014)