Le Théâtre national tunisien ouvre sa saison théâtrale 2015 avec une nouvelle création. Une belle écriture scénique et un jeu d'acteurs époustouflant C'est une première digne de ce nom, le Théâtre national ouvre ses portes à des projets innovants, et c'est avec K.O, texte et idée de Jamila Chihi et mise en scène de Nooman Hamda, interprété par ce duo fort complice que le public du 4e art a pu découvrir le résultat d'un travail acharné, un projet longtemps porté et mûrement réfléchi. C'est la rencontre de deux personnages, K, est une femme qui subit régulièrement des agressions verbales et physiques sur le chemin de retour de son lieu de travail, son chemin croise celui de O, ancien boxeur à la retraite qui a tué son adversaire dans un ultime combat. La pièce commence par la respiration essoufflée de K, ses bottes lui font mal, sa démarche perd de son énergie, elle arpente la scène, cherche une issue dans un labyrinthique endroit désaffecté; O, n'est autre que silhouette, visage caché sous sa capuche, la dédaigne, ignore ses appels et rase les murs, dont le seul élément de décor se limite à des appareils téléphoniques publics. Elle affirme chercher la sortie, mais ne semble pas le vouloir vraiment. Face au mutisme de l'autre, elle s'adonne à une diarrhée verbale, le questionne, le harcèle, lui raconte avec nervosité ses péripéties, ses nombreuses agressions et se lance sur un discours sur la violence. O reste silencieux, il traîne son corps lourdement, tente à chaque fois de se détacher d'elle, son débit est lent, sa voix semble venir de nulle part, d'outre-tombe. Finalement, K lui révèle le fond de sa pensée, elle lui demande de lui apprendre la violence. Pour elle, fini le temps de la bonne éducation, du respect, la société est une jungle dans laquelle la violence est le seul et unique langage possible. Le jeu s'accélère, il prend un autre rythme, et la pièce dévoile ses charmes, des charmes violents, les corps des deux comédiens se tendent, leur relation n'est autre que confrontation; elle, femme de son état, tunisienne de surcroît, combative, agressive, elle s'immisce dans l'univers du boxeur, porte ses vêtements, et l'oblige à lui donner des enseignements sur l'art du combat. Sauf qu'il ne s'agit pas de combat, mais de pure violence. On découvre qu'O s'était converti en intégriste qui a initié des jeunes au combat religieux et que le fils de K en faisait partie. Le face-à-face est terrible, elle, prise au piège, se retrouve suspendue à des chaînes, elle se débat corps et âme; lui, se révèle sous son vrai visage et sort sa vraie nature agressive, meurtrière. La tension est à son comble. Coup de théâtre, les acteurs arrêtent le jeu, Nooman Hamda baisse la garde, enlève ses gants de boxe, Jamila l'interroge... «Je refuse de porter plus longtemps ce personnage, ce fardeau est lourd, même en fiction, je ne peux plus l'incarner, mon corps le refuse...», dit-il. K.O est une œuvre, épidermique, elle est construite sur les défaillances de l'humain, son incapacité de supporter la violence inhérente en chacun de nous, mais qui prend des ampleurs inimaginables. C'est aussi un questionnement douloureux sur l'incarnation du «Mal» dans sa manifestation des plus dépouillées. Le crescendo de la pièce nous prend à la gorge, contracte notre corps de spectateur, compresse notre souffle et nous rend observateur de la violence absolue. Jamila Chihi, dont la présence scénique est déroutante de sincérité, elle balance son énergie sans réserve et n'épargne pas d'efforts pour incarner cette femme qui se laisse aller à ses pulsions brutales. Nooman Hamda est une nature, un pur produit théâtral rare, dont le corps porte la charge haineuse de son personnage, il n'incarne pas, il vit son personnage au point d'en faire un rejet quand il rencontre sa monstruosité. K.O, de Jamila et Nooman, est une belle histoire d'amitié et de complicité sur scène, une histoire qui a pu s'épanouir dans cette structure qu'est le théâtre national. Une structure qui a cru en le projet et qui a fait que de telles expériences peuvent avoir le confort de production requis pour que les idées mûrissent à terme et qu'on puisse apprécier un travail aussi accompli.