El Gort, le premier documentaire du réalisateur Hamza Ouni est sorti hier en salles. Le public peut le voir à Tunis au Colisée et au Parnasse, au Ciné Jamil à El Menzah VI, à Amilcar à El Manar, au Ciné Mad'Art à Carthage, à L'Agora à La Marsa et à Sousse au cinéma Le Palace. Cette sortie en salles a été précédée par une tournée dans les festivals internationaux, qui a démarré en 2013. Le film en est revenu primé, entre autres, du prix du meilleur réalisateur arabe et du prix de la critique au Festival d'Abu Dhabi en 2013, ainsi que du prix du meilleur documentaire à la 3e Rencontre des réalisateurs de films tunisiens en 2014. El Gort ou Jmal El Barrouta est un film qui va marquer le cinéma en Tunisie. Il émane d'un processus sur lequel s'est lancé le réalisateur des années durant. Pendant sept ans, il a suivi Mohamed et Khaïri, deux jeunes de son quartier El Mohammedia, travaillant dans le commerce du foin. Par toutes les saisons, ils parcourent les routes de la Tunisie afin de vendre des bottes de foin. Liés par une grande amitié, les deux sont issus de familles démunies et ont préféré quitter l'école pour travailler et gagner de l'argent. Le portrait que fait d'eux Hamza Ouni est un portrait de tous les visages de la misère. Le besoin, la galère, le travail acharné et les moments de joie dérobés à la vie sont captés par une caméra qui a su se faire sensible et discrète à la fois. Elle a su se fondre dans le paysage de cette misère et en faire même partie, fond et forme. Ce n'est pas pour rien que Hamza Ouni est arrivé à cette prouesse dans son film. Lui-même est issu d'El Mohammedia, son père gagnait sa vie grâce au commerce du foin. Quant à lui, il a mené un combat acharné pour réaliser son rêve, celui de faire du cinéma, même si cela lui a pris une dizaine d'années pour sortir ce premier long métrage documentaire. El Gort a été fait, la rage au ventre. Cela se voit dans le film, mais aussi dans le parcours et le comportement du réalisateur, qui, pendant la première du film, avant-hier au Colisée, n'a pas caché son mécontentement de ne pas voir de journalistes pendant cette projection faite pour eux. Pourtant, son film est la meilleure revanche qui soit, sur n'importe quel problème de production qu'il aurait pu rencontrer, et sur le manque de reconnaissance. Dans de précédentes occasions, on a reproché au film l'usage répétitif de gros mots, que Mohamed et Khaïri utilisent souvent. Ce n'est pas cela le plus important dans El Gort, mais c'est nécessaire dans le processus filmique qu'a suivi Hamza Ouni. Il a choisi de faire du cinéma qui est à l'image de cette réalité crue, que vivent les deux jeunes entre autres populations tunisiennes, et à laquelle on tourne le visage et on se voile la face. Les gros mots ne sont qu'un prétexte facile pour rejeter ce que l'on ne veut pas voir ou savoir. On ne veut pas assumer la responsabilité de ce que le film nous fait découvrir et on n'en ressort pas indemne, si on voit plus loin que ces gros mots, si on voit la misère humaine et universelle, qui peut prendre d'autres formes ailleurs, mais tourne autour des mêmes questionnements : quel est le sens de la vie ? Pourquoi s'acharner à suivre ses rêves? Qu'est-ce qui fait l'humain en nous? Ces questionnements traversent le film. La caméra squatte des réponses dans les visages, les paroles et les actes de Mohamed et Khaïri. Mais encore, Hamza Ouni se tend le miroir et se questionne à son tour sur l'objet de ce qu'il fait, sur son cinéma. Dans une scène du film, il se met à l'écran et pose ces questions à lui et aux deux jeunes. La caméra s'est tellement fondue dans leurs vies et leur quotidien que la séparation n'est pas sans dégâts. Pendant le tournage, il y a eu la révolution, les jeunes ont grandi, ils ont changé. Il y a dans cet événement, qui n'a rien changé à leur condition, une autre dimension qu'a su brillamment montrer à l'écran la caméra de Hamza Ouni. C'est que cette révolution leur a permis, comme à nous tous, de prendre conscience de notre image, de nos images et ce n'est pas toujours facile d'accepter ni d'assumer cette révélation. A la fin du film, le réalisateur montre ses personnages à un moment où ils prennent conscience ou décident de prendre conscience qu'ils sont filmés et veulent marquer une distanciation par rapport à ce miroir qui les dérange désormais, au point de le rejeter agressivement, au point de se retourner sur leurs propres corps. El Gort, c'est un témoignage très fort de la crise de valeurs et de références dont sont victimes les jeunes Tunisiens. Désarmés et désemparés sous Ben Ali, ils le sont encore plus aujourd'hui. Un film à voir en emportant toute son humanité dans son cœur, tout en mettant ses préjugés de côté.