Par Dr Amor CHERMITI* En fait, je ne pensais jamais un jour qu'un statut organisant un corps relevant d'un secteur d'ordre stratégique et souverain pour l'économie nationale, comme l'agriculture, soit supprimé par un ministre, qui est lui-même chercheur (décret n° 2015-709 du 13 janvier 2015. Jort n°11 en date du 6 février 2015. Pages 403-405). Le statut du chercheur agricole et halieutique, paru depuis août 1987 (décret n° 87-1113 ; Jort n°60 en date du 1er septembre 1987) était la conséquence de la lutte et du militantisme de nombreux ingénieurs-chercheurs depuis les années 70 du 20e siècle, et qui n'ont pas bénéficié de ses avantages, et dont certains ne sont plus parmi nous aujourd'hui (Que Dieu ait leur âme). D'ailleurs, des améliorations ont été apportées à ce statut et auxquelles nous avons contribué depuis les années 80 du siècle dernier. On se demande, alors, pourquoi une telle décision et pour quel objectif. Si ce n'est l'achèvement du démantèlement des structures de recherche dont la création de certaines date de plus d'un siècle (Inrat, ex-Jardins d'essais, puis SBT, puis Sbat; Instm, ex-Instop ; Irvt, ex-laboratoire de l'élevage, ex. Institut Arloing, etc.). L'avenir ne peut être bâti que sur une lecture objective du passé et du présent. Il est important de signaler, de prime abord, que les pays développés qui ont grimpé l'échelle technologique et industrielle sont ceux qui ont accordé une importance considérable à la recherche scientifique, à l'instar du Japon, de la Corée du Sud, de l'Inde, des Etats-Unis d'Amérique, de la Chine, du Brésil, de la France, l'Angleterre, etc. La recherche agronomique est parmi les secteurs stratégiques et est d'un grand intérêt pour ces pays qui sont, d'ailleurs, regroupés dans un consortium ; le Cgiar : le Conseil consultatif international pour la recherche agronomique basé à New York et est représenté par 15 centres de recherche internationaux répartis dans différentes régions du monde, notamment en Afrique et en Asie. D'ailleurs, certains pays arabes et asiatiques sont membres de ce consortium ; à savoir le Maroc, l'Egypte, la Jordanie, la Syrie, la Turquie et l'Iran. Il y a plus de huit ans, nous avons suggéré à ce que la Tunisie soit membre de ce consortium, mais le ministère de l'Enseignement supérieur de l'époque n'avait même pas étudié notre proposition. La recherche scientifique est considérée par de nombreux pays comme étant une vraie locomotive pour le développement économique à travers la valorisation industrielle des résultats de la recherche et est, de ce fait, à l'origine de la création de projets innovateurs et du renforcement de l'emploi. Dans ces pays, le statut du chercheur est parmi les statuts des plus motivants pour leurs compétences et des passerelles existent entre les établissements de l'enseignement supérieur et les instituts de recherche plein temps. Le statut des chercheurs agricoles et halieutiques, qui vient d'être supprimé, était la conséquence du militantisme de vrais patriotes qui ont consacré leur vie à la Tunisie et pour que ce statut voie le jour, sans qu'eux-mêmes en aient bénéficié, à savoir feu Ali Maâmouri, feu Ahmed Mlaiki, feu Ahmed Jouhri, feu Mahmoud Dghaies... et s'ils étaient encore parmi nous aujourd'hui, en aucun moment l'Iresa ne penserait à supprimer cette fonction noble de chercheur agricole plein temps. L'Iresa dont sa fonction principale est la programmation, la budgétisation et l'évaluation de la recherche agronomique, vétérinaire et halieutique. Elle est donc appelée à repenser le secteur, sur la base des leçons apprises du passé et des défis qu'il faut affronter, pour être plus efficace et pour un développement agricole durable, pour aujourd'hui et demain ; et non à le déstructurer, en supprimant le statut des chercheurs agricoles. Ainsi, et suite à cette proposition qui émane de l'Iresa et qui a été approuvée par les ex-ministres de l'Agriculture et de l'Enseignement supérieur, je poserai certaines questions aux responsables actuels de l'Iresa pour attirer l'attention des responsables des ministères de tutelle pour revoir une telle décision et la considérer dans une approche globale relative à la recherche scientifique plein temps dans le pays. Ces questions sont les suivantes : - Pourquoi l'Iresa ne s'est pas penchée sur les aspects de fonds que vit la recherche agronomique depuis des années et plus particulièrement ceux relatifs aux structures de recherche régionales et centrales ? D'ailleurs, il est à signaler que le système national de la recherche agronomique n'a d'équivalent dans aucun pays du monde : éparpillement des structures régionales et centrales (instituts centraux, centres régionaux totalement indépendants basés dans les stations de recherche de l'Inrat, alors que tous les autres centres régionaux de recherche relèvent de leurs instituts, sous-directions régionales, pôles de recherche-développement, unités et laboratoires régionaux et centraux, services régionaux, etc.). - Pourquoi l'Iresa ne s'est pas intéressée aux questions de redondance au niveau des programmes de recherche, des ressources humaines, matérielles et financières très limitées ; ainsi que des stations de recherche qui ne portent de la recherche que le nom (vétusté des moyens, terres agricoles non utilisées et improductives, moyens le plus souvent dérisoires, etc.). Dans de telles conditions, est-il possible de réaliser des programmes régionaux de recherche répondant aux attentes des agriculteurs ? Il est à signaler que de nombreux agriculteurs et sociétés de mise en valeur et de développement agricole sont de loin mieux équipés et pratiquent de nouvelles technologies qui n'existent pas dans ces stations de recherche. Sommes-nous en mesure de parler de recherche régionale ? Des instituts de recherche et d'enseignement supérieur agricoles ne disposent plus de vraies stations de recherche qui auraient dû être un modèle pour les agriculteurs avant que les résultats de recherche leur soient transférés à l'échelle de leurs exploitations agricoles. Je fais appel aux journalistes pour examiner la situation actuelle des stations relevant des instituts de recherche agronomique répartis dans différentes régions du pays et la présenter à l'opinion publique et aussi aux responsables politiques afin que l'Iresa soit consciente d'une telle situation ! (stations de Bourbiaa et de Mornag à Ben Arous, de Kobba à Nabeul, de Oueslatia à Kairouan, etc.) - Pourquoi la suppression de ce statut, sans aucune consultation des chercheurs eux-mêmes, et quels sont les objectifs visés par une telle décision, et pourquoi le corps des enseignants vétérinaires n'a pas été considéré dans cette démarche ? - Quels seraient la contribution et l'impact de la recherche agronomique plein temps pour le développement agricole du pays, suite à la suppression du statut du chercheur agricole? La recherche scientifique est de nos jours évaluée en termes d'impact sur le développement régional. - L'Iresa a visé, au cours de ces dernières années, le démantèlement du plus grand et du plus ancien institut de recherche agronomique dans le pays (Inrat), car considéré par certains responsables, comme étant un concurrent à cette institution ; alors que les tâches sont différentes, ce qui traduit la petitesse des réflexions et le manque de visions et de stratégies pour l'avenir ! D'ailleurs, de nombreux responsables politiques et administrateurs connaissent bien cette polémique entre l'Inrat et l'Iresa, que nous avons soulevée à maintes reprises, bien avant janvier 2011. On se demande alors pourquoi l'Iresa ne s'est pas intéressé à des questions de fonds pour repenser et projeter la recherche agronomique pour l'avenir et préparer les éléments de réponse pour une agriculture nationale plus productive, plus rentable, plus compétitive et respectueuse de l'environnement et la santé pour faire face à des défis majeurs qu'affrontent nos agriculteurs? Opter pour la suppression du statut du chercheur agricole, sans aucun fondement, ne peut que traduire l'absence de vision et de stratégies pour l'agriculture du pays, par certains responsables ! Il est temps que le ministère de l'Agriculture repense, sur des bases solides, le système de la recherche, de l'enseignement supérieur, de la formation professionnelle et de la vulgarisation agricole pour être en mesure de contribuer, aujourd'hui et demain, au développement de l'agriculture nationale. L'agriculture tunisienne est en mesure de contribuer davantage au développement économique du pays avec une recherche scientifique plus développée répondant aux attentes des agriculteurs, et non à travers la suppression du statut des chercheurs. De nombreuses compétences et stratèges sont en mesure d'apporter les solutions appropriées à notre agriculture. A.C. *Directeur de recherche