Abdelhalim Messaoudi pose son stéthoscope sur le cœur générique des Tunisiens (et des Arabo-musulmans) pour en analyser soigneusement les battements accélérés face à une foule de sujets intimement liés à la chose publique et, ce faisant, il transmet et interprète. L'ouvrage de Halim n'est rien de moins qu'une passerelle entre notre identité (à laquelle il tient comme à la prunelle de ses yeux) et l'être de l'autre (auquel il accorde largement valeur de Benchmark). Une démarche qu'on appelle, chez nous, «ijtihad» (l'effort des plus illustres à atteindre les interprétations les plus justes) et, chez l'autre, «herméneutique» (art d'interpréter les textes). Un vocable qui nous renvoie à Hermès, le messager des dieux et l'interprète de leurs ordres, le donneur de la chance, l'inventeur des poids et mesures, le gardien des routes et des carrefours, celui qui refuse de combattre lors de la guerre de Troie, car saisissant que le conflit est fratricide. Tant que les femmes sont bafouées... Etonnamment, Halim nous apparaît comme tout cela à la fois à la lumière de cet ouvrage où l'amertume est sciemment écartée pour laisser place à l'analyse; de qui avancer, pas de quoi s'effondrer. Halim-Hermès nous met face aux mêmes syndromes dévastateurs qui sévissent aussi bien en Tunisie que dans la totalité du monde arabo-musulman ; là où l'auteur évoque le philosophe Mohamed Talbi et l'activiste Raef Badawy pour nous éveiller à l'exclusion des novateurs. Il parle de patrimoine pour dénoncer ces extrémistes qui détruisent des traces ayant valeur d'aune et de point d'inflexion. Il cite une affaire amère autour de la danse Harlem Shake pour crier contre notre refus des jeunes et notre incompréhension de leurs manières singulières de s'exprimer, mettant donc en péril le forgeage de leur personnalité. Il nous assure que tant que les femmes sont bafouées, nous n'avons pas à espérer des générations solides... mais là, justement, ce n'est pas aussi simple et c'est le souvenir de sa propre mère. C'est l'un des meilleurs chapitres de l'ouvrage quand Halim évoque sa mère qui, par-delà les clivages, s'est élevée par un don incommensurable de «parler» aux animaux, enchaînant sur ce qui nous est parvenu de l'abord du pouvoir chamanique où les femmes avaient, dans les méandres du lointain passé humain, une place incontestable qui nous rappelle qu'au Paléolithique supérieur, ce pouvoir et celui de la médication passaient de mère en fille. Une mesure d'abord culturelle Faisant écho à cette revue de nos incohérences, Halim nous avertit qu'en lieu et place des hauteurs de la civilisation se sont ouverts de sordides bazars dont le but n'est pas de faire commerce mais de nous tenir en otages : ce qu'il appelle les bazars de la «ruine», du «croyant intègre», des antagonismes, de la propagande, du bigotisme, de la discorde et même d'Erdogan. Selon lui, c'est tout simplement pour cela que la civilisations échappe à la Tunisie et au monde arabo-musulman au moment où, sous d'autres cieux, le débat et la Recherche & Développement voguent désormais dans les hautes sphères de la nanotechnologie ; celle-ci prise comme étalon de mesure du degré d'évolution, non seulement technologique et scientifique mais d'abord culturelle et civilisationnelle. Par le texte, Halim se fait le Hermès des dieux de la civilisation, du respect de l'individu humain, de la fin des clivages Homme-Femme, du pari sur les nouvelles générations... et se fait, dans cet ouvrage, le messager et l'interprète de leurs cris étouffés, de leurs appels subliminaux lancés en arrière-fond du boucan des bazars sordides des extrémismes de tous bords. Des apophtegmes jalonnent l'ouvrage ; ces paroles mémorables ayant valeur de maxime, un vivier de citations. Car nous n'en avons pas fini avec Halim-Hermès qui, mine de rien, nous fait découvrir un nouveau langage où le dialecte tunisien épouse la langue «littéraire» comme un gant et où l'écriture «universitaire» met sa rigueur et sa haute tenue à la portée du plus grand nombre. On s'habitue même très vite aux nombreux référencements et annotations qui, pour une fois, n'alourdissent pas le tempo de cet ouvrage qui se lit parfois fiévreusement, parfois avec une sorte de méditation qui cherche à s'imbiber de chaque vocable. «Bazarât», 180p., mouture arabe Par Abdelhalim Messaoudi Editions Perspectives Afek, 2015