Des chroniques qui révèlent, dans un style épuré et soutenu, une Tunisie qu'on ne voit pas, parfois. Quand elle montait au 4e étage du mythique 6, rue Bach-Hamba, siège séculaire de La Presse, lançant un bonjour rapide à la ronde, avant de se diriger vers le bureau du rédacteur en chef, on se demandait qui était cette bonne petite dame frêle, à l'accent fortement «étranger» et au timbre aigu largement entamé, comme par excès de tabac. On était loin d'imaginer qu'il s'agissait de Houria Zourgane, une signature venue de nulle part que feu Mohamed Mahfoudh, directeur et journaliste de carrière, a «parachutée» à la dernière page du dimanche, un espace privilégié pour les chroniques de noms confirmés dont le sien, ceux de Abdelhamid Gmati, Slah Maâoui, Kamel Chérif... qui ont profité ou profitaient toujours de l'air de liberté — dosée — qui soufflait encore sur la Tunisie après un certain novembre 1987. On a commencé à s'intéresser à cette «étrangère», venue du pays des extrêmes, celui généreux, du FLN et du FIS(1), qui prétendait, dans la présentation de sa première chronique, traiter de «nos» phénomènes de société, démarrant par un hommage au 3e âge et à une vieille dame qui nourrit les chats de gouttière sur l'avenue Bourguiba. L'entame n'était pas particulièrement brillante, mais la personnalité, le style, la richesse lexicale, la nervosité et le fond humain y étaient. On ne pouvait que l'admettre. C'était le 4 mars 1990 («Les vieux ne m'aiment pas...»). On allait la suivre avec la curiosité teintée de suspicion que suscitent chez nous ceux qui viennent d'ailleurs (Houria Zourgane parle de «repli») et qui n'est pas nécessairement synonyme de rejet. Deuxième rubrique («Jeux de mains»), bingo ! Elle y étale toute sa maîtrise de cinéphile, sa subtilité de narratrice et sa retenue de journaliste. En trois séquences et quelques plans, elle raconte l'exploit d'une équipe chirurgicale qui a sauvé la main coupée par une machine, d'un technicien-marin étranger transporté en urgence par hélicoptère. Au même moment et à la fin de son récit, on «voit», sous d'autres cieux, un jeune homme se faire amputer de quatre doigts pour vol. L'opposition est frappante, émouvante... révoltante. Houriya Zourgane dit tout sans commentaires, sans fioritures. Mais à sa manière, elle rapporte des faits ; le «jugement» y est sans être exprimé. On apprendra à mieux la connaître au fil des semaines dans la vie comme dans ses écrits. Le regard qu'elle pose sur les (mé) faits de société, les choses de la vie, l'actualité d'ici et d'ailleurs, est celui d'une personne qui partage nos centres d'intérêt, nos angoisses, nos doutes, nos certitudes... nos espoirs. Elle s'est positivement approprié notre ville, notre pays, nos concitoyens. Que disons-nous? Sa ville, son pays, ses concitoyens. «Deux ou trois choses que je sais d'elle» devenait un miroir de la cité, un peu du monde et... à travers «La Presse» de l'information en Tunisie. Car à mesure que les libertés — notamment celle de l'expression — se rétrécissaient, l'œil exercé sentait que Houria subissait elle aussi les contraintes. Elle louvoyait, procédait à des acrobaties pour faire passer ses messages. Les allusions et le non-dit prenaient le dessus sur le direct, l'énoncé frontal. Heureusement, les propos demeuraient intéressants, fluides et foncièrement humains, à l'image de leur auteur, relativement vite adoptée comme consœur qui ne triche pas sur le fond et dont nous avons su et retenu beaucoup de choses, à travers ses chroniques. En effet, la censure et les demandes répétées de changer une tournure par-ci, une idée par-là n'ont pas usé son style, ni son cachet, elles ont entamé sa flamboyance, ses élans et son espièglerie, dirions-nous. Et c'est en cela que la parution du recueil éponyme(2) de ses chroniques dans une élégante édition est également intéressante, dans la mesure où en parallèle des «histoires» qui y sont relatées, on y décèle, grâce à l'ordre chronologique choisi, l'ouverture puis le verrouillage progressif imposé par le régime à l'expression, à la société et par ricochet à... la régularité de la parution de la rubrique, normalement sacro-sainte et intouchable dans le journalisme. Houria Zourgane jettera l'éponge après le dimanche 4 mars 1996. Heureusement son recueil, est là. Il est à lire et à relire avec un plaisir certain. (1) Front de libération national et front islamique du salut (2) «Deux ou trois choses que je sais d'elle...». Editions Arabesques. 458 pages. Prix : 18D