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A la veille de la commémoration de son assassinat, une biographie romancée de Socrate Cherni par Mouldi Kefi
Publié dans Leaders le 22 - 10 - 2015

A la veille de la commémoration du deuxième anniversaire du lâche assassinat de Socrate CHERNI et de ses compagnons le 23 octobre 2013 à Sidi Ali Ben Aoun , Mouldi Kefi, ancien ministre des Affaires étrangères, nous envoie une nouvelle intitulée " Carnages " qui relate les événements qui se sont déroulés en cette triste journée en particulier ainsi que les malheurs qui avaient frappé la Tunisie de façon générale en cette " Annus Horribilis " .
S'inspirant évidemment de ces faits réels , la nouvelle est en même temps le fruit de l'imagination s'agissant notamment des dialogues et du déroulement de certaines situations dans lesquelles évoluent les principaux personnages de cette tragédie .
C'est une modeste contribution contre l'oubli . Par devoir de mémoire envers nos martyrs , il faut que leur souvenir soit toujours dans nos coeurs et leurs sacrifices dans nos esprits . Nous avons certes , grâce à eux , réussi à éviter le pire pour notre pays , mais le danger n'est pas pour autant complètement écarté et une vigilance de tous les instants s'impose si on veut épargner à nos enfants un avenir morose.
Insomnies et interrogations
Le bruit mat des secondes qui s'égrenaient tel un métronome bien réglé et la lumière ténue de la lampe de chevet l'empêchaient de trouver le sommeil. Ou était-ce le plat de couscous accompagné de lait caillé dont il s'était empiffré au diner qui lui pèse encore sur l'estomac et qu'il n'arrive pas à digérer. A cela, il faut ajouter cette chaleur étouffante qui le fait suer.
Le Kef est connu pour sa brise légère automnale (la fameuse " nessma kefia "), pourtant en cette fin du mois d'octobre, le sirocco est toujours là dans la journée suivi de l' absence du moindre souffle rafraichissant à la nuit tombée. On risque de passer de l'alizé tropical de juillet à l'aquilon glacial de janvier sans transition. Il semble qu'il n'y a plus de saisons.
Le Printemps s'est mué en Hiver en l'espace de quelques mois, non seulement en Tunisie mais partout où le vent de la liberté avait soufflé en ce mois béni de janvier 2011 ("Annus Mirabilis"). Le Jasmin s'est flétri, il est désormais fétide et amer, bon à jeter aux orties. Chrysanthème pour les enterrements.
Qu'est-il advenu de cette journée historique de vendredi durant laquelle une nouvelle page magnifique de l'Histoire trois fois millénaire de notre pays a été écrite en lettres d'or? Ce matin-là, le cri de coeur jailli des entrailles de milliers de manifestants "Dégage" et "Echâab Yourid" sonnait comme une symphonie , une ode à la joie , une douce mélodie et la cadence des bras balayant l'air de droite à gauche ressemblait à une chorégraphie composée et orchestrée par une force supérieure.
Comme tétanisé, le monde entier regardait médusé cette jeunesse secouer le joug qui l'avait opprimée pendant plus de vingt ans. Les slogans qui étaient alors scandés par la foule bigarrée: " travail, liberté et dignité " allaient malheureusement être remplacés par des demandes aussi bizarres qu'anachroniques et saugrenues:" identité, polygamie et excision des filles!". Ceux qui ont fait la Révolution regardaient, hébétés leur pays leur échapper. Ils se considéraient comme allogènes, étrangers sur cette terre qui les a vus naitre. Leurs immenses espoirs ont viré vers d'horribles cauchemars. Leur Révolution a été confisquée, dévoyée, défigurée, détournée pour servir des intérêts occultes locaux et étrangers.
Sacrée Révolution! Tu n'avais pourtant rien de sacré. Les demandes de tous ceux qui s'étaient sacrifiés en ton nom étaient terre à terre, temporelles et n'avaient aucun caractère religieux ou spirituel. De là où ils sont, ils doivent se demander si leur martyre valait vraiment la peine!
La Grande Muraille avait été érigée pour protéger l'Empire du Milieu des invasions "barbares". Le problème, c'est qu'elle comportait plusieurs portails. Derrière certains d'entre eux se trouvaient des traitres prêts à causer la destruction de leur pays et la ruine de leur âme pour quelques pièces d'or. La Chine fut envahie et asservie pendant des siècles en raison de la cupidité de ses propres enfants.
Les poches pleines, des prédicateurs-prédateurs sortis du Moyen Age, étaient venus en Tunisie - accueillis en VIP - instiller leur poison et répandre leurs messages de haine auprès de jeunes déboussolés et simples d'esprit. Leur mission était de semer la zizanie. Et ils ont trouvé sur place des mercenaires grassement rémunérés pour leur servir de relais. Tout cela dans le pays qui a enfanté Sahnoun et Ibn Arafa ainsi que Bouhajeb, Belkhoja et les Ben Achour père et fils!
Ils n'étaient malheureusement pas les seuls à vouloir voir les Tunisiens et d'autres peuples arabes échouer dans leur quête de liberté et de progrès en cette belle saison printanière. Leurs mentors, les Cavaliers de l'Apocalypse étaient déjà à l'oeuvre. Mais qui sont-ils donc? Mieux vaut ne pas s'engager sur cette pente glissante, sinon on risque de tomber dans les théories fumeuses du complot et de la conspiration, de la paranoïa et de la victimisation. Pourtant les faits sont là, têtus et troublants. C'est Bourguiba le visionnaire qui avait dit un jour que le temps travaillait pour les Arabes. Alors, si ces fameux Cavaliers ne peuvent pas agir sur Chronos, ils vont s'ingénier à réveiller les vieux démons et pousser les pions - adorateurs de Thanatos - à s'entredéchirer et s'entretuer afin qu'ils ne profitent pas de ce puissant allié qu'est le temps.
Pendant longtemps, leur objectif avait été principalement de "diviser pour régner ". Aujourd'hui, il semble que leur but est tout simplement la destruction de cette région et de sa longue et riche civilisation. La ramener à la situation où se trouvait l'Europe au début du XVII e siècle avant la Conférence de Westphalie qui avait mis fin à des décennies de conflits sanglants. Et pourquoi pas directement à l'âge de pierre tant qu'on y est ! La plonger dans une profonde léthargie de laquelle , elle ne se réveillera pas de sitôt ...
Au lycée déjà, sa matière préférée était l'Histoire. Il avait lu quelque part que si on devait éviter de commettre des erreurs, il fallait retenir les leçons du passé. A l'Académie Militaire, il était devenu féru de stratégie et de géopolitique . Il admirait Clausewitz et Jomini, mais son héros n'était autre qu'Hannibal, probablement le plus grand général de tous les temps.
Récemment, il est tombé sur un dictionnaire encyclopédique coincé entre les nombreux ouvrages dont regorge la bibliothèque de son père. Il l'a feuilleté et a été sidéré par la similitude entre la situation en Europe vers 1615 et celle du monde arabe en 201! Ce qu'il a lu concernant la guerre de Trente Ans, l' a laissé pantois: "C'est un conflit d'ordre à la fois religieux et politique dont les conséquences seront capitales pour l'Allemagne et pour l'Europe. D'abord guerre civile à l'intérieur de la maison d'Autriche, il s'est étendu à tous les Etats allemands, puis il est devenu une guerre européenne par l'intervention successive du Danemark, de la Suède, des Provinces-Unies, de l'Espagne et de la France. Cette guerre, commencée en 1618, prendra fin, en 1648, aux traités de Westphalie. Elle a surtout été menée par des chefs de mercenaires (condottieri) qui racolaient, même parmi les criminels, et qui se battaient pour le compte des princes qui les payaient. Leurs bandes indisciplinées sillonnèrent l'Allemagne en tous sens pendant trente ans, vivant de vols et de pillages, se livrant à toutes sortes de destructions et d'atrocités. l'Allemagne en sortira entièrement dévastée , et sa population réduite de 16 millions à 8 millions d'habitants".

Il n'a cessé depuis plusieurs heures de se tourner et se retourner dans son lit.
Il est généralement insomniaque à la veille de son départ de la maison familiale - son cocon douillet - pour rejoindre son lieu de travail. Ce n'est pourtant pas le cas ce soir là. Cela fait en effet plusieurs nuits qu'il n'arrivait plus à profiter d'un sommeil réparateur dont il a tellement besoin. Depuis environ une semaine, ce sont les mêmes images qui viennent le hanter: celles des visages de ses deux collègues, gendarmes comme lui, qui ont été sauvagement abattus par des terroristes barbus du côté de Goubellat, bourgade isolée à une centaine de kilomètres à peine de la capitale.
Ces deux martyrs étaient venus s'ajouter au chapelet de victimes de la nouvelle barbarie en cette " Annus Horribilis" 2013 . Pour la première fois dans l'Histoire de la Tunisie indépendante, des leaders politiques sont abattus en plein jour par leurs concitoyens. Des dirigeants nationalistes ou syndicalistes ( Daghbaji, Hached, Hédi Chaker, Dr. Abderrahman Mami, Ali Trad et tant d'autres ) étaient certes tombés par le passé, mais c'était sous les balles de la France coloniale.
Des soldats ont été égorgés au moment où ils allaient rompre le jeûne en plein mois saint de Ramadan. Leurs bourreaux invoquaient pourtant le Tout Puissant en procédant à leur macabre, vile, sordide et morbide exécution. Les assassins criaient "Allahou Akbar" et les suppliciés chuchotaient " Mohamed Rassoulou Allah"!
Dès qu'il fermait les paupières, il ne pouvait s'empêcher de revoir les faces ensanglantées de toutes ces victimes innocentes. Cette fois, elles étaient toutes réunies dans une sorte de clairière et il lui a semblé que l'un des gendarmes l'invitait à les rejoindre. Au-dessus de leurs têtes, chacun avait une étoile qui scintillait. Des anges. Ils avaient l'air d'être heureux, ils souriaient.
Il était sur le point de les rejoindre, mais une douce voix l'appela. Il se retourna et vit sa mère. Elle lui tendait la main pour l'empêcher de passer de l'autre côté. Il revint vers elle et se blottit contre sa poitrine. Comme quand il était petit , les battements du coeur maternel l'aidèrent à s'endormir.
Le départ
La pendule posée au sommet de la bibliothèque en ébène sur laquelle des dizaines de livres trônaient, marquait dix heures du matin. La mère tournait en rond, elle hésitait à réveiller son enfant. Le père feuilletait les "Dialogues" de Platon qu'il a lu plus d'une fois et qui peut être considéré comme un hommage posthume au père de la maïeutique. Il ne regrette pas d'avoir donné à son fils le nom du philosophe grec.

La porte de la chambre à coucher s'ouvrit et Socrate apparut au moment où la vieille femme s' y dirigeait à contre cœur pour voir s'il dormait encore. Elle savait que la voiture louage qui devait le ramener vers son lieu de travail à Sidi Bouzid s'arrêterait devant leur maison dans moins d'une heure et elle tenait à ce qu'il prenne un bon petit déjeuner avant de partir. Avec un large sourire et une infinie tendresse, il prit sa mère dans ses bras, la souleva du sol et posa un doux baiser sur son front. C'était le moment qu'elle redoutait le plus: son départ.
L'arôme du café posé sur la table basse titilla ses narines. Il en avala une gorgée et reconnut le goût de fleur d'oranger qui donnait une saveur corsée au breuvage ambré et dont seule sa mère en connait le secret. Il reposa la tasse en fredonnant le fameux air de Marcel Khalifa chantant le pain et le café de toutes les mamans. Il embrassa la sienne ainsi que son père et sa soeur Chirine, prit sa valise et se dirigea vers la sortie.
Le conducteur était debout à côté de sa bagnole, en train de griller une cigarette. Quatre passagers se trouvaient déjà dans le véhicule. Socrate s'installa dans le siège avant et ouvrit la fenêtre pour saluer ses parents. Il vit sa mère vider un verre d'eau derrière eux. Superstition d'un autre âge se dit-il en souriant, mais ce geste qu'elle a toujours effectué quand il partait en voyage depuis qu'il était étudiant à l'Académie Militaire faisait partie d'un rituel auquel il s'était habitué et qu'il affectionne tout particulièrement.
La voiture s'ébranla. Le jeune homme lorgna du côté du rétroviseur droit dans lequel s'encadraient les silhouettes frêles des trois personnes qui lui sont le plus cher au monde, en plus de sa sœur Majdouline qui travaille à Tunis. Derrière elles s'étendait la ville du Kef surplombée par les remparts majestueux de la Kasbah. C'est d'ailleurs cette bâtisse légendaire érigée par les Turcs au XVII e siècle sur les ruines d'une vieille citadelle datant de l'ère protohistorique des anciens berbères, qui lui avait donné la vocation depuis son jeune âge d'embrasser la carrière militaire. Et c'est ainsi qu'au bout de six années de brillantes études supérieures, il deviendra officier de la Garde Nationale. Etait-ce un choix conscient et délibéré de sa part de devenir gendarme, ou était-il tout simplement prédestiné à faire ce métier? On ne devient pas, on nait pour être ce qu'on est.
La vieille Peugeot roulait à vive allure sur la route goudronnée. A l'instar de la plupart de ses congénères, le chauffeur voulait réaliser le minimum de temps afin de faire le maximum de voyages. Socrate commençait à somnoler en humant à pleins poumons la brise légère qui caressait son visage, surtout qu'il avait mal dormi la veille. Il avait toujours un pincement au cœur chaque fois qu'il laissait sa famille derrière lui. Il se délecte encore du succulent couscous à l'agneau préparé avec amour par sa mère. La longue discussion qu'il a eue avec son père lui revient à l'esprit.
Depuis la Révolution du 17 décembre - 14 janvier, la politique était devenue le sujet de prédilection des Tunisiens. Ils en ont été sevrés pendant des décennies et aujourd'hui ils en sont gavés. Jeunes et vieux, hommes et femmes, intellectuels et illettrés, tout un chacun y met du sien. Dans chaque foyer, en regardant la télé, en écoutant la radio ou en lisant les journaux, on dissèque à longueur de journée l'actualité.
Comme la quasi-totalité de ses concitoyens, Mouldi CHERNI avait applaudi la chute de l'ancien régime qui devait annoncer l'aube d'une nouvelle ère de démocratie, de liberté, de justice sociale entre les individus et les régions ( lui qui appartient à une zone d'ombre longtemps marginalisée par tous les gouvernements qui s'étaient succédé depuis l'indépendance ). Le népotisme avait gangréné la société et la révolte grondait. Une étincelle et le pays s'embrasait, ce fut une torche humaine, nommée Mohamed BOUAZIZI.
Fervent admirateur du leader BOURGUIBA, à qui il voue un immense respect, il lui en veut néanmoins d'avoir négligé la Tunisie profonde qui saignait, de s'être accroché au pouvoir jusqu'à sa disgrâce et de n'avoir pas su - ou voulu - semer les graines d'une véritable démocratie. Avec de nombreux Tunisiens, il avait pleuré la mort du père de la nation et aujourd'hui, il regrette son absence devant la situation déplorable dans laquelle se trouve le pays.
Malgré l'obligation de réserve de son fils qui lui parle rarement de son travail, il sait que la situation sécuritaire du nord au sud du territoire national est précaire. L'année avait commencé par le lâche assassinat d'un ténor de l'opposition Chokri BELAID le 6 février 2013 suivi six mois plus tard par l'exécution ignoble de onze balles de Haj Mohamed BRAHMI, autre figure de proue de la scène politique et membre influent de l'Assemblée Nationale Constituante et ce, le jour de la commémoration de la fête de la République le 25 juillet.
L'année a également été jalonnée de nombreux attentats terroristes ayant coûté la vie à plusieurs martyrs aussi bien parmi les militaires que les forces de l'ordre, le dernier en date étant celui du 17 octobre survenu dans la région de Goubellat et qui hante les nuits de Socrate durant les quelques jours passés au Kef. Un guet-apens tendu par un groupe de " jihadistes " salafistes a fait trois victimes - deux morts et un blessé grave - appartenant comme lui au corps de la Garde Nationale.
Après avoir passé le week-end en famille, il a donc repris le chemin de Sidi Bouzid où l'attendait la patrouille avec laquelle il allait continuer à traquer les trafiquants qui leur avait donné du fil à retordre depuis plusieurs mois. Avec ses compagnons d'armes, ils leur ont récemment porté un coup dur en arrêtant un certain nombre d'entre eux et en saisissant leurs marchandises, mais le boulot est loin d'être terminé. Ce n'est qu'un début, et il est assez encourageant. Pourvu qu'on leur laisse les coudées franches et qu'on ne leur mette pas des bâtons dans les roues, voire pire! La connivence entre certains individus gravitant autour de personnalités haut placées et les barons du crime organisé est de notoriété publique.
L'arrivée à Sidi Bouzid du fin limier Imed HIZI, spécialiste de la lutte contre le grand banditisme, surdoué en informatique et ennemi juré tant des terroristes que des contrebandiers a été d'un apport inestimable à la jeune équipe des "incorruptibles". Lorsque la vieille Peugeot se gara devant le poste de la G.N. Imed était là à attendre son collègue, ami, complice et confident Socrate. Ils se sont confiés tant de secrets que si l'un d'eux venait à les divulguer , leurs vies seraient en grave danger. Les plus importants, les plus graves et les plus compromettants ont été stockés dans des clés USB.
Macabres machinations
La puissante Hummer flamboyant neuf couleur de jais roulait lentement sur la route qui montait de la Marsa vers les hauteurs de Gamarth. Arrivé au niveau du rond-point surplombant la baie, le monstre d'acier qui ressemble au juggernaut de la mythologie hindoue, vira vers la droite et s'arrêta net dans le parking non loin du restaurant "le Grand Bleu".
C'est un coin tranquille, peu fréquenté, idéal pour discuter, négocier et même comploter en toute quiétude loin des oreilles indiscrètes. Le chauffeur qui devait être le propriétaire de l'onéreux véhicule vu la qualité de ses habits qui doivent eux aussi être hors de prix, arrêta le moteur et mit la radio à fond. On n'est jamais assez prudent. Au cas où quelqu'un chercherait à capter la conversation avec son compagnon , sa tâche ne serait pas aisée.
- "El kéfi se fait de plus en plus entreprenant" lança-t-il à l'adresse du louche escroc à l'air cagot de faux dévot assis à ses côtés sur le siège avant. En lissant sa longue barbe sel et poivre, ce dernier opina de la tête.
- " Selon les informations que nous venons de recevoir, répliqua le barbu, il vient de saisir une autre cargaison destinée à nos frères retranchés dans les montagnes jouxtant la frontière avec l'Algérie. Il est en effet devenu un véritable danger pour nous et doit être éliminé sans délai. L'arrivée de ce trouble fête du sud du pays n'a fait que le revigorer.
- " Avec mes associés , nous avons conçu un plan, mais nous avons besoin de votre aide pour le mettre à exécution " enchaina l'homme à la mine patibulaire et cauteleuse, au cigare Cohiba et au costard Armani. "Nous pensons que l'un de vos idéologues pourrait profiter des récents incidents de Goubellat pour attiser la colère des moutons de Panurge en les haranguant à venger la mort de leurs acolytes tombés suite aux opérations de représailles menées par l'armée et les forces de sécurité . Cette tactique de diversion a jusqu'à présent très bien marché.
- " Nous avons de notre côté longuement réfléchi à la question et sommes parvenus à la même conclusion . Un indicateur qui renseigne la police de Sidi Bouzid est en fait un agent double qui travaille également pour nous . On peut l'utiliser pour tendre un piège aux gendarmes et ainsi se débarrasser une fois pour toutes de ces deux trouble-fête . De cette façon , on fera d'une pierre deux coups car leur liquidation servira d'avertissement à tous ceux qui chercheraient à se mettre au travers de notre chemin .
- " Etes-vous sûrs de cette crapule? demanda Mr. Hummer à Barbe Grisonnante. Avec ce genre de scélérat, il faut faire attention, car s'il est capable d'être un agent double, il peut également jouer triple jeu. L'enjeu est de taille et on a intérêt à ce que l'opération soit un succès . La moindre erreur peut nous être fatale. Nous sommes prêts à mettre le paquet à cet effet. Il ne faut surtout pas lésiner sur les moyens. Notre totale coopération vous est acquise et nous sommes à votre entière disposition .
- " Côté financement, le rassura B.G. tout baigne dans l'huile; dollars, rials et euros coulent à flots, el hamdoullah et il porta la main à ses lèvres puis à son front. Nous sommes quasiment certains de notre collabo, la délation coule dans ses veines, elle est en fait dans ses gènes. Il l'a pour ainsi dire héritée de ses parents. Son grand-père n'hésitait pas à trahir les fellaghas pour une poignée de francs avant de se transformer au lendemain de l'indépendance et comme par enchantement en résistant de la première heure. Son père avait continué dans la même voie sous le régime de Bourguiba en émargeant comme indic tant pour la police que pour le parti unique et lui-même en a fait autant durant la période de Ben Ali. Aujourd'hui, il s'est affublé d'une tache noire entre les yeux, lui qui ne sait même pas de quel côté se trouve la Mecque , et se présente comme un nahdhaoui convaincu. Il a intérêt à ne pas jouer au plus fin avec nous car nous avons nos hommes de main, nos taupes et nos sous-marins un peu partout au sein de l'administration et même dans les départements les plus sensibles . Il risque donc de tomber sur l'un de nos agents s'il essaie de vendre la mèche. De toute façon, il est comme la plupart des gens de son espèce prêt à faire la girouette en retournant leur veste du moment qu'ils y trouvent leur intérêt. Pour eux, tout le reste n'est que balivernes et histoires à dormir debout: honneur, patrie, nation ou drapeau. "
- "Comme pour nous d'ailleurs" commenta Mr. H . en ricanant d'un air sinistre qui laissa entrevoir ses nombreuses dents en or massif. Un rictus hideux se forma sur son visage variolé, ou peut-être vérolé. On aurait dit un cratère lunaire! Pourquoi y a-t-il souvent corrélation entre la laideur du faciès d'un individu et la noirceur de son âme? La beauté et la bonté vont-elles toujours de pair?
Le sort de Socrate CHERNI et de Imed HIZI fut ainsi scellé par deux tristes individus prêts à tout pour protéger leurs louches activités mafieuses même au prix du sang des innocents. Tant celui des pauvres bougres - marionnettes endoctrinées - dont la grande majorité ne sont pas encore sortis de l'âge de l'insouciance, voire de l'innocence, que celui de leurs victimes dont le seul tort est de chercher à leur corps défendant à mettre hors d'état de nuire ceux qui veulent porter atteinte aux intérêts supérieurs de la nation.
Le carnage
Il était 13 .00 heures lorsque le téléphone sonna. L'agent qui décrocha le combiné, écouta quelques instants la communication puis tendit l'appareil au Commandant de la G. N. Ce dernier s'assit, retira un calepin du tiroir de son bureau et nota une adresse. Il déchira un feuillet et le remit à Socrate qui se tenait debout en face de son supérieur.
- " C'est l'endroit où sont planqués une dizaine à une douzaine de terroristes selon la source qui vient d'appeler. Tu prends avec toi cinq gendarmes et vous allez les déloger. Essayez de les prendre par surprise et si possible vivants: leurs aveux pourraient servir à remonter jusqu'aux assassins de Belaïd et Brahmi et surtout aux cerveaux de cette nébuleuse - commanditaires et financiers - qui a gangréné le pays ces deux dernières années. On pourra même démanteler la filière qui approvisionne les "jihadistes" retranchés dans les cavernes du Mont Châambi ."
Socrate mit le bout de papier dans sa poche et suivi de Imed et de six gendarmes, ils se ruèrent vers les jeeps stationnées devant le poste. Dans leur précipitation, aucun d'entre eux ne songea à emporter un gilet pare-balles (leur corset comme ils le désignent en plaisantant ...). Ils étaient loin d'imaginer l'enfer qui les attendait là-bas!
Arrivés à l'endroit indiqué par l 'informateur, les huit membres de la Garde Nationale sautèrent à terre et se dirigèrent à pied vers la vieille masure qui devait abriter les terroristes. Ils voulaient l'encercler et les surprendre la main dans le sac. Soudain, il leur sembla que le ciel s'était fendu et qu'une pluie d'acier leur tombait dessus sans discontinuer. Le bruit était assourdissant. Les balles fusaient de partout aux cris de "Allah Akbar" et "mort au Taghout"!
Le premier à être atteint fut Imed. Celui qui l'avait abattu savait pertinemment qui était sa cible. Il ne l' a pas choisie au hasard. Ses instructions étaient on ne peut plus claires. Il fallait éliminer ce fouineur en premier. En aucun cas, il ne devait le rater. Pour les deux faces de la même pièce, terroristes et trafiquants, il représentait une menace létale. En tombant au champ d'honneur par les mains sales de mercenaires sans foi ni loi, il emportait dans la tombe des secrets que les nouveaux arrivistes mafieux et obscurantistes pseudo-religieux cherchaient pas tous les moyens à ce qu'ils ne soient jamais divulgués. Si le voile était levé sur leurs sordides machinations, c'est la potence qui les attend.
En voyant son ami s'écrouler, Socrate essaya de protéger les deux jeunes recrues qui étaient sous ses ordres. Il se servit de son corps comme bouclier pour éviter que les projectiles qui le transperçaient ne les atteignent. Bien que touché, l'un des deux agents parvint à charger son arme et à tirer du côté de celui qui venait d'abattre son supérieur. Une balle lui fracassa le crâne et il tomba raide mort. Un autre de ses acolytes reçut une balle dans la jambe et s'affaissa en lançant un cri lancinant de douleur. Le reste des assaillants continuèrent leur macabre besogne en s'acharnant sur le reste du petit contingent. Une fois leur forfait accompli, ils s'empressèrent de ramasser le cadavre et le blessé et se hâtèrent de se replier vers la montagne.
Le carnage n'avait duré qu'une dizaine de minutes, une éternité. Un silence tombal était descendu sur la plaine. Un soleil de plomb dardait ses rayons sur les huit corps gisant dans la poussière de cette région semi-désertique qui avait déjà vu les illustres ancêtres de ces jeunes martyrs - Hannibal, Jugurtha et Ali Ben Ghedhahem - se battre comme des lions contre ceux qui voulaient conquérir ce pays ou asservir son peuple en le saignant à blanc.
Une silhouette frêle au visage lugubre et hideux, tapie dans le recoin d'un vieux hangar avait suivi toute la scène. D'un air satisfait, le guetteur posa son regard de charognard sur les cadavres qui se vidaient de leur sang, s'assura qu'aucun d'eux ne bougeait et retira des poches de Socrate et Imed deux clés USB. Puis, en lissant sa barbichette de bouc crasseux, il retira un portable de sa poche et commença à composer un numéro. "Mission accomplie, dit-il d'une voix chevrotante et mal assurée en piaffant; vos problèmes sont résolus, les deux énergumènes qui étaient une épine dans vos pieds sont désormais hors d'état de nuire. Ils viennent d'être éliminés. J'ai récupéré ce que vous m'avez demandé".
- "Excellent travail! Tu as bien mérité ta récompense cette fois-ci et je te promets qu'elle sera substantielle " lui répondit son correspondant en coupant net la communication avant que l'autre n'ait eu le temps d'égrener ses obséquieux remerciements. Puis, se tournant vers son compagnon confortablement vautré dans le siège avant de la puissante Hummer , il l'informa du succès total de l'opération qu'ils avaient planifiée trois jours auparavant sur les hauteurs de la colline de Gamarth.
-"C'est dommage que des jeunes partent comme cela à la fleur de l'âge. Mais tout ceci n' est -il pas après tout de leur faute, ces idéalistes qui sont morts en emportant leurs camarades avec eux dans leur folie. N'auraient-ils pas dû accepter l'offre plus que généreuse qui leur a été faite pour qu'ils ferment de temps en temps les yeux? Ils voulaient jouer aux incorruptibles. Elliot Ness, c'est du cinéma! Ne savaient-ils pas que tout cela, c'est du pipeau et que ce n'est pas à dose de courage et de patriotisme qu'on nourrit son troupeau? Espérons que le résultat de leur entêtement servira de leçon à tous ceux qui penseraient à jouer aux héros", martela l'homme à la barbe grisonnante sel et poivre.
- "Comme de nombreux Tunisiens, naïfs et crédules qu'ils sont, ils ont cru aux slogans, sornettes et balivernes de la soit - disant "Révolution" de "Mbarka" (dixit Tahar Fazâa, talentueux journaliste, pamphlétaire et polémiste connu pour son ironie caustique, ses calembours , jeux de mots et truculentes chroniques): démocratie, liberté, dignité et partage équitable des richesses de la nation entre régions et générations. Nobles intentions chimériques qu'il est impossible à réaliser compte tenu de la nature égoïste du genre humain. Les inégalités entre riches et pauvres ont toujours existé et vont perdurer jusqu'à la fin des temps et ce n'est pas un 14 janvier 2011 (ni d'ailleurs les dates mythiques de 1789 ou 1917) qui va changer quoi que ce soit à cette situation.
Pour nous , ce chaos est une aubaine et il faut au maximum en profiter " conclut cyniquement Mr. H . en tirant une bouffée de son cigare cubain qu'il tenait entre des doigts potelés rappelant les onglets d'un goret gavé avec les restes de corps humains.
L'alliance objective entre la pègre et la secte ésotérique d'une vision erronée de la religion était en marche. Le ver est désormais dans le fruit. Pauvre Tunisie! Il faudra probablement des décennies de sacrifices et de travail avant de parvenir à l'extirper de tes entrailles!
Beaucoup de gens connaissent la loi de Murphy sur les probabilités et les coïncidences (tout ce qui est susceptible de mal tourner, finira mal) ou bien le principe de Peter relatif à la corrélation entre avancement dans la carrière et rendement (dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s'élever à son niveau d'incompétence). Il est temps de réfléchir à une loi ou un principe gouvernant la révolution et sa confiscation (elle est souvent faite par des héros courageux et idéalistes pour être par la suite détournée , dévoyée et enfourchée par des opportunistes véreux et égoïstes qui ne cherchent qu'à assouvir leur cupidité et servir leurs intérêts).
S'agissant de notre pays, le nom de Yahyaoui pourrait être donné à cette loi ou ce principe en hommage à feu Zouhair le premier "cyber-dissident" parti trop jeune et à son oncle le juge Mokhtar qui a subi toutes sortes d'avanies sous la dictature sans jamais plier. Tous deux ont contribué à secouer le joug de la tyrannie sans tirer profit de la nouvelle "démocratie" .D'autres renards qui n'avaient rien à voir de près ou de loin avec la lutte pour la liberté ont réussi à se faire une nouvelle virginité et se sont auto-proclamés révolutionnaires de la première heure!
Inquiétudes et prémonition
Les douze coups de midi venaient de sonner. Un coucou émergeait de la pendule accrochée au mur du salon puis disparaissait pour réapparaitre de nouveau jusqu'à ce que la douzaine d'heures soient égrenées et les deux petits battants se referment sur le minuscule volatile en bois bariolé. Cette jolie œuvre d'orfèvres suisses avait été achetée par Socrate lors l'un de ses nombreux stages effectués à l'étranger.
Mouldi Cherni posa son journal et alluma le poste radio posé sur une table ronde à côté du fauteuil où il était confortablement installé. Il attendait fébrilement l'annonce officielle de la démission du gouvernement que de nombreux Tunisiens appelaient de leurs vœux suite aux innombrables déboires, à l'échec cuisant et la conduite lamentable des affaires de l'Etat par la Troïka issue du scrutin du 23 octobre 2011. La plupart des ministres qui n'ont aucune idée de la gestion de l'administration se sont vus propulser à la tête de départements dont ils ignoraient les arcanes. Tout ce qu'ils ont réussi à accomplir, c'est conjuguer incompétence et arrogance, accumuler les bourdes et aboutir in fine à un bilan plus que désastreux en l'espace de moins de deux ans au pouvoir.
Par charité chrétienne et compassion morale, mieux vaut ne pas parler des quelques guignols, pitres et cuistres de l'A.N.C (Assemblée Nationale Constituante) qui ont transformé cette noble institution, au sein de laquelle ils n'ont fait que déblatérer, vitupérer, vociférer et amuser l'opinion publique tant locale qu'internationale, en cirque. A force de rire, on en est arrivé à pleurer devant le niveau de caniveau dans lequel le pays était tombé. Certains d'entre eux - et d'entre elles - n'auraient jamais imaginé dans leurs rêves les plus fous, se trouver un jour au sein de l'hémicycle prestigieux du Bardo, devant les caméras de télé, à la une des journaux et dans les studios de radios!
Au moment où il allait tourner le bouton du T.S. F, vieux bijou en acajou hérité de son défunt père et qui témoigne d'une époque révolue, Mouldi leva les yeux vers son épouse qui s'apprêtait à mettre le couvert sur la table de la salle à manger et vit qu'elle titubait. Elle se plia en deux et appuya la main droite sur son cœur. Son mari se précipita dans sa direction et l'aida à s'asseoir sur une chaise capitonnée.
- " Que se passe-t-il? demanda l'époux d'une voix inquiète. Tu ne te sens pas bien? Veux-tu un verre d'eau? ça doit certainement être cette chaleur torride qui n'en finit pas! Les fois précédentes où je t'avais vue dans cet état, c'était pour m'annoncer un heureux événement ; maintenant il me semble que nous sommes trop vieux pour cela ; il faudrait peut-être encourager nos enfants afin qu'on puisse enfin goûter au bonheur d'être grand-parents ! " lui dit-il en plaisantant. Il réussit à lui arracher un timide sourire et fut rassuré. Bien que s'approchant de la soixantaine, elle a néanmoins gardé, malgré quelques commissures au coin des yeux, la fraicheur de ses vingt ans.
Beaucoup de gens se posent souvent la question de savoir s'ils ont réussi dans la vie et ce en mesurant leur succès ou leur échec à l'aune de leur compte en banque, la fortune amassée ou leurs biens immobiliers. Notre bonhomme n'a rien de tout cela, mais il estime avoir réussi sa vie grâce surtout à la perle qu'il a épousée et aux enfants qu'elle lui a donnés. Matin et soir , il remercie le Tout Puissant pour ses bienfaits en ayant toujours à l'esprit l'une des sourates du Saint Coran qui dit en substance " si tu me montres ta gratitude, Je te comblerais davantage ". Avec un brin d'émotion, la gorge nouée, il posa tendrement un doux baiser sur le front de sa moitié bien-aimée.
Elle fit un effort pour se lever et se diriger vers la cuisine suivie de celui qui remplit sa vie depuis près de quarante ans .
- " Je suis désolée de t'avoir effrayé ", lui murmura-t-elle en se retournant et en baissant pudiquement la tête. Elle a été élevée depuis son jeune âge dans un milieu où on lui a appris qu'une femme ne regarde pas un homme droit dans les yeux , fut-il le sien . Elle tient cela de sa mère qui lui disait souvent que le bonheur et l'harmonie dans un couple tient finalement à peu de choses : le respect mutuel entre les deux époux . Un mari aimera d'autant plus sa femme s'il voit qu'elle a pour lui de l'estime et de la considération.
" Je ne sais pas ce qui m' a pris , c'est venu tout d'un coup , j'ai ressenti une sorte de pincement au cœur puis la douleur s'est emparé de tout mon corps , mes jambes ne voulaient plus me porter . C'était comme si un puissant étau serrait tout mon être de la tête aux pieds. Le visage de Socrate est apparu furtivement devant moi et il m'a semblé qu'il criait " maman " ! J'ai comme un mauvais pressentiment " .
- " Essaie d'éloigner ces idées noires de ton esprit , récite un verset du livre sacré et n'oublie pas que rien ne nous arrive sans la volonté divine . Viens , je vais t'aider à servir les délicieux mets que tu as préparés . Chirine va nous rejoindre, on déjeunera ensemble, on prendra un thé à la menthe puis on fera une sieste pour oublier cette canicule inhabituelle pour un mois d'octobre " .
A peine s'étaient-ils attablés que leur fille, telle une furie, fit irruption dans le salon . Elle était dans un état proche de l'hystérie "papa! hurla-t-elle , allume le poste télé, il vient de se passer quelque chose de terrible du côté de Sidi Ali Ben Aoun , on vient de l'annoncer à la radio. D'après le flash laconique, il parait qu'une fusillade a éclaté entre une formation de la Garde Nationale cantonnée à Sidi Bouzid et un groupe de terroristes . Des victimes sont tombées des deux côtés. J'espère que Socrate n'en fait pas partie! "
Mouldi se tourna vers sa femme et vit qu'elle avait blêmi . Ses mains tremblaient. L'assiette qu'elle tenait lui échappa et alla s'écraser en mille morceaux sur le sol poli . Son instinct maternel , tel un sixième sens ne s'était pas trompé : il l'avait bien averti que la chair de sa chair était en danger ! Ils s'assirent tous trois devant l'écran plat et Chirine commença à zapper frénétiquement cherchant désespérément des informations sur l'attentat . L'une des chaines continuait son programme habituel de variétés comme si ce qui venait de se passer était devenue routinier , une banalité à laquelle il faudra désormais s'habituer . Une autre chaine diffusait un documentaire en occultant complètement la tragédie . La troisième transmettait un débat politique , une foire d'empoignade , une comédie mais la bande qui défilait au bas de l'écran faisait état d'un accrochage entre forces de l'ordre et éléments jihadistes dans la région de Sidi Bouzid sans apporter plus de précisions .
La radio non plus ne fournissait aucun détail sur ce qui venait de se passer à Ali Ben Aoun. Comme si de rien n'était, les animateurs continuaient à passer leurs émissions habituelles truffées de chansons, sketches et rires . Chirine sautait d'une station à l'autre à la recherche de la moindre bribe d'information. Soudain , la sonnerie stridente du téléphone fixe retentit dans le coin du salon. Il y a tellement longtemps qu'ils ne l'avaient pas entendue, qu'ils mirent un certain temps avant de réaliser d'où elle provenait. Ils avaient oublié jusqu'à l'existence du vieil appareil noir. La jeune femme se précipita pour se saisir du combiné comme si elle voulait l'arracher de son socle . Elle le porta à son oreille.
- " Allo, allo! ", hurla-t-elle . Ses parents la fixaient intensément, une inquiétude indescriptible se lisait dans leurs yeux . "C'est pour toi papa , le Commandant de la Garde Nationale de Sidi Bouzid veut te parler ... ". Le père prit la communication , écouta longuement son interlocuteur à l'autre bout du fil en hochant la tête sans pouvoir proférer un seul mot; ses lèvres tremblaient. Il finit par s'affaler dans un fauteuil après avoir remis le combiné sur sa fourchette. Son visage ressemblait à celui d'un cadavre et il donna l'impression d'avoir vieilli de dix ans.
Il se tourna vers son épouse et sa fille qui attendaient ce qu'il allait leur annoncer. Mais elles savaient déjà. Il demeura là prosterné, les mains jointes entre les jambes à regarder le sol sans bouger. Comment allait-il, comment pouvait-il leur dire que Socrate avec cinq de ses camarades venaient de mourir, de tomber en martyrs sur le champ d'honneur comme il y a une semaine les deux gendarmes de Goubellat et avant eux les soldats sur le Mont Chaâmbi en plein mois de Ramadan ainsi que les leaders politiques Balaïd et Brahmi.
Tout se passa très vite. Leurs trois portables commencèrent à sonner presque simultanément. La première à appeler fut Majdouline. Elle aussi avait appris la nouvelle de la tragédie qui venait de les frapper. Dans deux heures, elle sera au Kef à leurs côtés pour faire face ensemble, soudés, à ce coup du sort, à ce malheur.
La douleur était insupportable , mais ils n'avaient pas le droit de l'étaler devant les nombreux parents, amis et inconnus venus des quatre coins du pays leur apporter leur soutien et partager leur deuil. Ils se devaient d'être dignes comme l'aurait souhaité le héros devenu du jour au lendemain un mythe, un symbole de cette Révolution qui n'a cessé depuis plus de trois ans de manger ses propres enfants.
Deuil et dignité
Ils se devaient de cacher leur désarroi surtout pour que leurs ennemis, suppôts de Satan et esclaves de S.I.D.A (sexe, ignorance, drogues, argent) ne pavoisent pas. Ils priaient le Tout Puissant de leur donner la force de faire preuve de courage et de détermination devant le peuple tunisien et le monde entier. Et Dieu répondit à leurs suppliques comme Il l'a déjà fait pour les deux lionnes rugissantes - Walkyries des temps modernes - Basma Khalfaoui Belaïd et Mbarka Aouaynia Brahmi, ainsi que les familles de tous ceux qui sont tombés en défendant le drapeau rouge et blanc durant cette sombre année 2013.
Aux innombrables médias locaux et internationaux venus lui demander de pointer du doigt les assassins de son fils, Mouldi Cherni n'eut de cesse d'accuser sans ambages ceux-là mêmes qui étaient soupçonnés d'être derrière les meurtres qui ont jalonné les dix derniers mois. Pour lui , si on est certain que ce sont des jihadistes salafistes qui ont appuyé sur la gâchette, ils l'ont sans doute fait parce qu'ils ont été couvés, financés, encouragés et soutenus par les gurus et les coryphées des mouvements islamistes tunisiens et étrangers.
Etaient-ils complices ou avaient-ils seulement des intérêts objectifs, chacun trouvant dans l'aubaine fournie par le scrutin du 23 octobre 2011 l'occasion de réaliser ses ambitions et un objectif aussi anachronique qu'insensé dont il rêvait depuis des décennies, à savoir l'instauration du sixième Califat! Seule l'Histoire ou une justice indépendante le dira.
Le corps de Socrate fut ramené dans sa ville natale en deuil le lendemain du carnage de Sidi Ali Ben Aoun . Une semaine auparavant, il fêtait son anniversaire dans cette même maison d'où allait sortir son cercueil au son des youyous de sa mère, ses sœurs et les nombreuse keffoises venues les soutenir dans leur terrible épreuve. Ne sont-elles pas après tout les dignes héritières d'El Kahéna, la valeureuse et courageuse prêtresse - guerrière berbère fière et altière!
Il eut droit à des funérailles nationales, que de mémoire de keffois, on n'a jamais vues auparavant. Les gens étaient venus lui dire adieu des coins les plus reculés du pays. Ravi à la fleur de l'âge, son beau visage allait crever les écrans de télévision et s'étaler à la une des journaux pendant plusieurs semaines. Nombreux furent les Tunisiens qui allaient l'associer à leur jeune Révolution et vont tout faire à partir de ce moment pour mettre à nu les projets diaboliques et néfastes de tous ceux qui cherchaient à l'étouffer dans le berceau comme ils ont fait taire à jamais leur héros.
Poèmes et oraisons furent composés pour pérenniser son courage et son sens du sacrifice tant par sa sœur Majdouline et ses amis que par des inconnus qui ne l'ont jamais rencontré. Il fut immortalisé par une stèle portant son nom sur l'une des principales places de la ville. Son âme flotte désormais dans les jardins d'Eden parmi les anges et les élus. Son sang a irrigué avec celui de ses compagnons cette terre bénie. Leurs assassins crèveront comme des chiens, personne ne les pleurera, pas même leurs familles. L'opprobre et la malédiction s'abattront sur leurs noms ici-bas et ils goûteront aux flammes de Géhenne dans l'au-delà.
Repose en paix Socrate! Tu peux être certain que ton sacrifice n'aura pas été vain. Les nobles idéaux pour lesquels tu as toujours combattu au point de perdre la vie, finiront par triompher et notre patrie redeviendra le pays dont tu as rêvé.
Avec ou sans deus ex machina, contre vents et marées, en dépit des complots et des coups bas locaux et étrangers, le peuple tunisien vaincra!
Que Dieu te bénisse mon fils. La Tunisie ne t'oubliera jamais!


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