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Gilles Kepel : «La loi contre le séparatisme doit traiter les causes et non les seules conséquences»
Publié dans Leaders le 21 - 10 - 2020

Il y a trente et un ans, à l'automne 1989, éclatait la première «affaire» islamiste dans l'école de la République. Trois jeunes filles s'étaient présentées voilées en cours au collège Gabriel-Havez de Creil, dans l'Oise. L'organisation des Frères musulmans avait envoyé ses représentants pour négocier avec le principal, qui les avait éconduits lorsqu'il se rendit compte qu'ils l'enregistraient à son insu. Elle venait de marquer symboliquement une importante rupture, en cette année où l'affaire Rushdie avait déchaîné les passions outre-manche et où Khomeyni, en prononçant sa fatwa du 14 février condamnant à mort Salman Rushdie pour blasphème, avait, du même coup de force, inclus l'Europe – et les autres territoires de la planète où vivaient des musulmans – dans le «domaine de l'islam», c'est-à-dire toute juridiction où s'applique une fatwa.
Les Frères musulmans avaient, dans le même esprit, modifié l'intitulé de leur organisation : elle devint l'Union des organisations islamiques de France, et non plus en France. Pour eux, les injonctions de la loi islamique, ou char'ia, devaient désormais pouvoir s'appliquer, et les jeunes filles qui le souhaitaient porter le hidjab à l'école. Ne serait-ce qu'au nom de la liberté d'expression… garantie par les lois de la République. Cette capacité à jouer sur deux registres juridiques déstabilisa les institutions et le réseau associatif – du ministre de l'éducation nationale Lionel Jospin à SOS Racisme, en passant par le Conseil d'Etat –, ouvrant une guérilla judiciaire pendant quinze ans, jusqu'à la loi de 2004 sur l'interdiction des signes religieux à l'école, issue des travaux de la commission Stasi.
Trois décennies plus tard, la décapitation du professeur d'histoire, géographie et instruction morale et civique Samuel Paty, qui avait fait réfléchir ses élèves du collège du Bois-d'Aulne, à Conflans Sainte-Honorine (également en banlieue parisienne), sur la notion de blasphème à partir de caricatures de Charlie Hebdo, s'inscrit dans le prolongement de ce processus.
Le père d'une élève – lui-même très actif dans l'«islamosphère» –, qui avait lancé une alerte rapidement devenue virale en se basant sur une description partiellement controuvée des faits et désigné l'enseignant à la vindicte, fut, comme ses prédécesseurs de 1989, reçu par la principale, accompagné par un agitateur sexagénaire, islamiste notoire issu de la mouvance des Frères musulmans radicalisés, ayant créé le Collectif Cheikh Yassine (du nom du fondateur du Hamas), un temps compagnon de route de Dieudonné, fiché «S» et inscrit au fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste. Que celui-ci se soit targué, dans une interview filmée, d'avoir «exigé la suspension immédiate de ce voyou, car ce n'est pas un enseignant» auprès de la principale du collège en dit long sur l'évolution, en trente ans, du rapport de force autour des enjeux éducatifs en France par rapport à la mouvance islamiste.
Nouvelle étape
Entre-temps, les réseaux sociaux et leur capacité infinie de mobiliser des individus par la désinformation ont bouleversé notre environnement, désinhibant les comportements par une confusion permanente entre virtualité et réalité, relativisant la loi de la République par rapport aux fatwas des Smartphones, qui imposent des normes alternatives à ceux qui s'y soumettent.
Depuis les attentats perpétrés par Mohammed Merah en mars 2012 jusqu'à la décapitation de Samuel Paty par un jeune Tchétchène, en plein procès du réseau ayant semé la mort à Charlie Hebdo et à l'Hyper Cacher en janvier 2015, la France et les autres pays européens ont connu des quantités d'attentats djihadistes ayant fait des centaines de victimes.
Dans la même période, Daech [acronyme arabe de l'organisation Etat islamique] avait établi au Levant, entre 2014 et 2019, son califat voyou, d'où furent planifiés les massacres du Bataclan, de Bruxelles, de Nice, l'égorgement du père Jacques Hamel dans son église à Saint-Etienne-du- Rouvray, etc. Une litanie macabre.
Mais la décapitation du malheureux professeur de collège marque une étape nouvelle, car c'est la première fois que tout le processus menant de l'agitation islamiste au crime fanatique se donne à voir avec cette fulgurance. On ignore encore, à l'heure où ces lignes sont écrites, les étapes et les liens d'un processus qui a conduit, en quelques jours, de la stigmatisation d'un enseignant à son assassinat – et on peut espérer que l'enquête l'établira rapidement. Mais jusqu'alors, on ne découvrait les attentats qu'ex post, dans un effet délibéré de surprise voulu par les assassins ou leurs commanditaires pour en démultiplier l'impact de terreur – et les investigations en remontaient difficilement la filière –, les débats en cours au procès des massacres de janvier 2015 en illustrent les obstacles et les errements.
De même que la loi du 15 mars 2004 avait mis fin aux quinze ans de procédures par lesquelles la mouvance islamiste s'efforçait d'imposer le port du hidjab en classe – à la grande fureur de ses militants et de leurs compagnons de route lorsqu'elle fut appliquée et donna quelque répit à l'administration de l'éducation nationale, contrainte sans cela à fréquenter les prétoires au détriment de ses tâches pédagogiques –, la loi en préparation à la suite du discours d'Emmanuel Macron aux Mureaux, le 2 octobre, devrait pouvoir traiter à la racine le problème, dont le meurtre de Samuel Paty est l'expression monstrueuse – avant que ce type de crime ne devienne rituel.
«Allégeance et rupture»
Le terme de «séparatisme» a suscité beaucoup de débats. Mais quel que soit le vocable qui sera retenu, la racine du problème tient à une expression arabe à laquelle Frères musulmans, salafistes et djihadistes s'efforcent de réduire la dogmatique islamique, et qui est l'objet d'un intense prosélytisme, depuis ces cours de récréation où il ne fait plus bon se dire athée, surtout quand on est « musulman de faciès », jusqu'aux sermons du vendredi, en passant par Facebook et Twitter et les innombrables sites qui lui sont dédiés sur la Toile : al wala'wa-l bara'a.
Le syntagme signifie «allégeance et rupture» – le second terme étant fréquemment rendu, dans la novlangue salafiste, comme «désaveu».
L'impératif de tout bon musulman, selon ces doctrinaires, consiste à «se désavouer d'avec» tout ce qui ne constitue pas le dogme dans son acception la plus rigide – y compris l'islam mystique, onfrérique, etc., stigmatisé comme «hérésie» (chirk) ou «apostasie» (ridda) –, et donc de mettre en œuvre un «séparatisme» radical par rapport aux «infidèles».
Ce dernier terme, dont le pluriel, kuffar, est usité comme singulier dans le patois françarabe des «territoires conquis de l'islamisme» – pour paraphraser le titre de l'ouvrage de Bernard Rougier – désigne tout «non» ou « mauvais » musulman n'ayant pas fait «allégeance» totale et exclusive. Mais il est grave, car la sanction du kafir (singulier grammatical de kuffar) est la mise à mort. Le Tweet d'@tchetchene_270 qui revendique la décapitation et est illustré de l'image insoutenable de la tête tranchée et ensanglantée, ne dit rien d'autre : «De Abdullah, le Serviteur d'Allah, À marcon [sic], le dirigeant des infidèles, j'ai exécuté un de tes chiens de l'enfer qui a osé rabaisser Muhammad, calme ses semblables avant qu'on ne vous inflige un dur châtiment.»
On ignore à ce jour comment s'est établie la continuité entre la stigmatisation de l'enseignant, la révélation de ses allées et venues et de son adresse, les irruptions du père d'élève et de l'agitateur entre l'islamosphère et les Yvelines, les torrents de haine déversés sur la Toile, jusqu'à l'entrée en matière d'Abdouallakh Anzorov, un Tchétchène né à Moscou et âgé de 18 ans – il bénéficiait, comme sa famille, d'un statut de réfugié – qui a perpétré le meurtre et l'a revendiqué d'un Tweet avant d'être abattu.
Son passage à l'acte a-t-il été motivé par l'exaltation qu'ont suscitée les réseaux sociaux, comme cela semble avoir été principalement le cas pour le Pakistanais Zaheer Hassan Mahmood, un réfugié lui aussi, qui a attaqué au hachoir deux personnes qu'il croyait des journalistes à Charlie Hebdo, le 25 septembre ? Ou l'intéressé avait-il des liens – par le militantisme, la délinquance, voire les sports de combat – avec des personnages qui l'ont mené d'Evreux, où il résidait, jusqu'à Conflans ? Quoi qu'il en soit, il paraît clair que le dispositif législatif, focalisé exclusivement, depuis 2015, sur les attentats terroristes et la remontée de leurs filières, n'est plus opérant face à un djihadisme d'atmosphère qu'illustrent les derniers assassinats, depuis que Mickaël Harpon a poignardé ses collègues de travail à la Préfecture de police de Paris, il y a un an. C'est tout le défi de l'élaboration de la nouvelle loi, qui doit traiter les causes et non les seules conséquences, et qui suppose une bonne connaissance des ressorts et des détours de l'islamisme politique – dont les activistes sont à l'affût de tous les amalgames pour retourner le procès qui leur est fait et se parer des habits de la victime, comme ils ont déjà commencé à l'illustrer sur leurs réseaux sociaux.
Gilles Kepel
Professeur à l'université Paris Sciences et lettres et à Sciences Po, est titulaire de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'Ecole normale supérieure (ENS). Il est notamment l'auteur de Sortir du chaos. Les Crises en Méditerranée et au Moyen-Orient (Gallimard, 2018)
Tribune publiée au journal Le Monde, en date du 20 octobre 2020


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