Les politiciens, les avocats, les journalistes, les hommes d'affaires et les militants des droits et des libertés sont déjà en prison. Maintenant, c'est au tour des jeunes médecins d'être menacés d'y être. L'Etat ne recule devant rien pour humilier l'élite du pays, au nom d'un populisme sans limite. Les clés de la prison ne sont plus entre les mains des magistrats, comme dans tout Etat de droit. Tout ministre semble aujourd'hui pouvoir s'en emparer à sa guise. C'est ce que l'on peut conclure de la phrase, terriblement choquante, du ministre des Affaires sociales Issam Lahmar. Mardi 1er juillet, face à des jeunes médecins en colère qui réclament un minimum d'égard, le ministre les a menacés de prison et d'être remplacés par des Chinois ou des Hongrois. À ses yeux, l'émigration des jeunes médecins devient même un atout : ils enverront des devises. Interrogé par des jeunes médecins sur le caractère menaçant de ses propos, Issam Lahmar a répliqué du tac au tac : « Je ne menace pas, j'agis. »
Médecins : vingt ans d'effort pour l'humiliation Voici donc comment un fonctionnaire de l'Etat s'adresse à l'élite du pays : une élite qui a consacré plus de vingt ans à ses études pour décrocher son doctorat en médecine, et qui est reconnue à l'international pour ses compétences. Conscient de la grosse bourde de son ministre, fortement dénoncée sur les réseaux sociaux, le président de la République a reçu le même jour le ministre de la Santé pour couvrir de louanges les médecins qui brillent à travers le monde. « La Tunisie est fière de ses diplômés de médecine », tranche Kaïs Saïed. Trop tard, le mal est fait. La phrase choquante d'Issam Lahmar ne sera pas oubliée de sitôt. Elle incarne parfaitement la mentalité de ce régime autocratique, sûr de sa toute-puissance et prompt à user de la répression pour tout et n'importe quoi. Si le président de la République jette en prison ses adversaires et ses critiques, et n'a aucun égard pour les forces vives du pays, pourquoi le ministre des Affaires sociales n'en ferait-il pas autant ?
La logique du deux poids deux mesures La situation est ubuesque, c'est une évidence. Nabil Hajji, secrétaire général d'Attayar, la résume parfaitement. Il fustige avec virulence « l'hypocrisie de l'Etat tunisien qui se félicite des mentions "Très bien" des bacheliers s'orientant vers la médecine, tout en maltraitant les jeunes médecins déjà en exercice. Ces derniers vivent des conditions de travail déplorables : gardes payées d'un à trois dinars de l'heure, logements et repas facturés, retards de paiement allant jusqu'à six mois… Ce traitement tranche violemment avec la générosité déployée envers des élus locaux inutiles : 200 dinars par réunion pour des conseils sans pouvoir, et des millions de dinars dépensés chaque année pour des institutions inefficaces. » Enfin, dans une pirouette ironique, M. Hajji suggère aux médecins de créer une société communautaire, pour accéder à des privilèges et financements, puisque c'est la voie désormais encouragée. Conclusion implicite de Nabil Hajji : « dans la Tunisie actuelle, le mérite et le sacrifice sont punis, tandis que l'inutilité institutionnelle est grassement récompensée. »
Un Etat qui piétine ceux qui brillent Le comportement grotesque d'Issam Lahmar envers les jeunes médecins n'a rien d'anodin. Bien que contrecarré par l'intervention immédiate de Kaïs Saïed, il dénote l'état d'esprit de ce régime envers l'élite en général et ce qu'elle représente. Parfaitement populiste, le régime a toujours dressé le peuple contre l'élite. Un clivage dangereux, pleinement assumé. L'élite est pointée du doigt parce qu'elle a réussi. Sur les comptes des réseaux sociaux proches et sympathisants du régime, on ne cesse de dénigrer ceux qui brillent par leur travail ou leur verbe. Conscient des dividendes immédiats d'une attaque contre l'élite, le président de la République n'a jamais hésité à l'humilier publiquement. Il a commencé par les magistrats en dissolvant le Conseil supérieur de la magistrature. C'est d'ailleurs à travers l'exemple des magistrats qu'Issam Lahmar a menacé les jeunes médecins. Kaïs Saïed s'en est pris ensuite aux politiciens, aux lobbyistes, aux hommes d'affaires, aux avocats, aux journalistes et aux militants des droits. Plus le nom est célèbre, plus il est exposé à des représailles et à la prison. Ils se comptent aujourd'hui par dizaines ceux qui sont passés par la case prison ou qui y croupissent encore, et dont le seul tort est de figurer parmi l'élite célèbre : Noureddine Boutar, Kamel Letaïef, Lazhar Akremi, Sonia Dahmani, Sherifa Riahi, Abir Moussi, Mourad Zeghidi, Borhen Bssaïs... Tous ces noms font partie de l'élite et figurent parmi les personnalités les plus respectées en Tunisie. La question est : respectés par qui ? Pas par le petit peuple qui a applaudi des deux mains leurs arrestations. Et c'est précisément sur cette haine sociale que Kaïs Saïed a choisi de capitaliser. En humiliant ces personnalités publiques, il se fait bien voir par les citoyens lambda qui n'ont pas réussi dans la vie et qui jalousent tout ce qui brille.
La suite logique d'un projet d'humiliation L'épisode de Issam Lahmar avec les jeunes médecins n'est pas une simple sortie malheureuse ou un écart isolé. Il s'inscrit dans une ligne politique cohérente, portée depuis juillet 2021 par un pouvoir qui se nourrit d'un antagonisme entretenu entre le peuple et ses élites. Cette politique repose sur un double mécanisme : d'un côté, flatter les couches populaires en leur désignant des coupables ; de l'autre, humilier systématiquement ceux qui ont réussi. On ne s'en prend plus aux figures médiatiques ou aux icônes nationales. La cible a changé. Ce sont désormais des profils anonymes mais méritants, comme ces jeunes médecins à peine sortis de l'université, qui deviennent les nouveaux ennemis symboliques du régime. Leur tort ? Avoir incarné l'excellence dans un pays qui n'a plus les moyens de la récompenser — ni l'envie de la tolérer. Ce n'est plus le président de la République lui-même qui donne l'ordre de réprimer : la verticalité s'est transformée en délégation d'agressivité. Ce sont désormais ses ministres, ses cadres subalternes, ses relais zélés qui traduisent l'esprit du régime par des paroles et des pratiques autoritaires. Et s'ils se trompent dans la forme, peu importe : le message, lui, reste parfaitement conforme à la ligne du sommet. Il faut aussi souligner une évolution dangereuse. L'autocratie se banalise, elle s'institutionnalise. Il n'est plus nécessaire d'être connu pour être humilié. Il suffit d'être respectable. D'avoir étudié. De demander légitimement des droits. De rappeler à l'Etat ses obligations. Dans ce contexte, le médecin remplace le juge, l'infirmier succède à l'avocat, et demain peut-être, ce sera le professeur, l'architecte, l'ingénieur ou le chercheur. Il ne s'agit plus seulement d'un pouvoir qui sanctionne ses opposants. C'est un pouvoir qui méprise l'intelligence, l'expertise et l'engagement. Et qui, pour préserver son autorité, n'hésite plus à sacrifier ses ressources humaines les plus précieuses sur l'autel de la propagande et du ressentiment.