Devant le refus des autorités françaises de reconnaître les légitimes revendications des nationalistes tunisiens, la Tunisie est entrée, depuis le 18 janvier 1952, dans une période d'agitation insurrectionnelle. Le 13 janvier 1952, un résident autoritaire, Jean de Hautecloque, débarque d'un croiseur militaire pour impressionner les nationalistes comme du temps de la politique de la canonnière. Avant son départ pour Tunis, il déclare avec arrogance et suffisance au président Vincent Auriol interloqué que «jusqu'ici, monsieur le président, nous avons bandé mou, maintenant, il nous faut bander dur». C'est l'inévitable affrontement qui dégénère en une lutte armée pour la survie d'un pays qui ne revendiquait que son droit à l'indépendance. L'un des épisodes les plus dramatiques de cette période fut le martyre de Farhat Hached. Bien entendu, les grandes lignes de l'acte abject contre Hached sont connues. Mais, des faits nouveaux ou mal connus apporteront un nouvel éclairage afin d'ajouter d'autres jalons au puzzle de cette affaire restée opaque. Les archives françaises refusant, plus de cinquante ans après, de permettre aux chercheurs le droit à la vérité et accepte de rendre accessibles des documents jusqu'alors protégés par le sceau du secret. En ouvrant la boîte de Pandore, la France prend le risque de dévoiler les noms de personnes encore en vie. Certains activistes français de Tunisie, soutenus et cautionnés par la Résidence de France à Tunis, avec la complicité agissante des hautes sphères de la police, s'organisèrent en commandos d'autodéfense afin de juguler et de décourager «La Main Rouge». Elle devait s'illustrer par des représailles meurtrières contre les meneurs nationalistes. De véritables appels au meurtre furent même publiés, sans ambiguïté, sur les colonnes de l'hebdomadaire Paris dirigé par Camille Aymar, qui, dans un article extrêmement violent, dénonça Farhat Hached comme étant le principal responsable de l'agitation patriotique en Tunisie, tout en recommandant à ses lecteurs, en novembre 1952, «d'accomplir le geste viril et libérateur qui s'imposait». Une semaine plus tard, Farhat Hached était lâchement assassiné. C'était le 5 décembre 1952, au volant de sa petite Simca. Quittant sa demeure de Radès vers 8h30, il fut attaqué à la mitraillette aux environs de Chouchet-Radès. Blessé, il fut récupéré par une autre voiture venant en sens inverse, celle de «La Main Rouge». Il fut retrouvé sur la route de Naâssen, le corps criblé de balles. Ainsi disparut, prématurément, de la scène syndicale et politique, l'un des grands patriotes de notre histoire récente : il n'avait que 38 ans (1914-1952). Bourguiba écrira qu'«il fut pleuré par tous les hommes et toutes les femmes de Tunisie, Par son courage, son honnêteté et sa sincérité, il avait conquis tous les cœurs. Sa mort affreuse, loin de jeter le désarroi dans les rangs de ses camarades, n'a fait qu'exaspérer les esprits, durcir les cœurs, pousser les Tunisiens aux grandes résolutions et aux grands moyens…». Trois jours après, le 8 décembre 1952, comme pour marquer les esprits, les autorités coloniales procédèrent aux premières exécutions depuis le début des événements. Ainsi Hamadi Zidane, Mohamed Naceur et Béchir Boudefra, accusés de l'assassinat du gendarme Cicero à Porto Farina, furent fusillés à titre d'exemple. L'une des premières anomalies viendra de la déposition devant le tribunal de la Driba, le 8 décembre, de Khemaïs El Amiri, témoin oculaire de l'attentat, alors qu'il labourait son champ à deux cents mètres du lieu du crime. Illettré, il signa sa déposition de son empreinte digitale. Curieusement, le greffier lui fait dire qu'il avait constaté trente et un points d'impact sur la Simca ? Comment a-t-il pu comptabiliser avec précision les impacts, alors que la police est arrivée rapidement sur les lieux et que l'automobile fut enlevée juste après l'enquête préliminaire et la séance de photos ? Laisse-moi, ce sont des amis Le lendemain du martyre de Hached, l'hebdomadaire parisien L'Observateur envoya le 6 décembre son codirecteur, Roger Stéphane, pour couvrir spécialement cet événement. En débarquant de l'avion, il se rendit immédiatement à une conférence de presse tenue par Régnier, chef des services de presse de la Résidence. Deux mois plus tard, le 11 février 1953, Roger Stéphane fut convoqué par la police judiciaire de Paris pour entendre son point de vue et son témoignage lors de son séjour à Tunis pour couvrir l'assassinat de F. Hached. Roger Stéphane signa une longue déposition. D'après son enquête journalistique, il s'avère qu'au cours de sa conférence de presse, M. Régnier lui affirma sous le sceau de la confidentialité et en aparté, afin, dit-il, de donner sans doute plus de poids à sa «révélation», que Farhat Hached quittant M. Serat, employé de la Société d'électricité qui voulait le secourir, à bord de son camion, après être sorti blessé de sa voiture, avait déclaré, lorsqu'une autre automobile s'est arrêtée pour le prendre en charge : «Laisse-moi, ce sont des amis». Une telle phrase laissait clairement entendre que ces derniers étaient Tunisiens et connaissaient la victime qui leur faisait confiance. Or, cette phrase, Monsieur Charles Serat ne l'a jamais rapportée. Il a même nié qu'elle ait été jamais prononcée. Cette insinuation est une pure invention de M. Régnier. «Il va sans dire, souligne Roger Stéphane, qu'il espérait que l'instruction éclaircira pour quel mobile et pour qui M. Régnier cherchait à détourner ou plutôt à orienter mes soupçons». M. Daniel Guérin, sociologue et historien, était en Tunisie pour un voyage d'étude pour la revue Les temps modernes de Jean-Paul Sartre. Le 25 novembre 1952, il a eu, dit-il, un entretien approfondi avec Farhat Hached. Dix jours plus tard, bouleversé par la nouvelle de ce meurtre ignoble, à partir de sa chambre de l'hôtel Claridge à Tunis, il rédige le 7 décembre une lettre destinée au résident général, Jean de Hautecloque, pour l'informer qu'il se trouve être le détenteur de propos très graves qu'il tenait d'un mort et qu'il considérait de son devoir de les rapporter à la justice. Il ameute ses connaissances en téléphonant à Claude Bourdet et à Walter Ralter, directeur du CIO, également à Beuve-Meury, directeur du Monde, ainsi qu'un rapport pour M. Vincent Auriol, président de la République. Ajoutant que ce n'est que depuis son entretien avec Hached qu'il a réellement compris la perte cruelle du peuple tunisien. «Le disparu était un homme hors série. Et je plains ceux qui ont contribué à le faire disparaître le jour où ils comparaîtront devant leur Créateur». Collusion résident et «Main Rouge» Il signale que Hached ne lui a pas caché qu'il était menacé par une organisation terroriste, qu'il a désignée sous le vocable de «Main Rouge» qui était protégée par le secrétaire général du gouvernement, le Français Pons, tout en lui citant les noms de hauts cadres de la police dont il a oublié les noms, mais que le Dr Sadok Mokaddem avait également cités lors de leur rencontre le 24 novembre. Interrogé, sous serment, par la police à ce sujet le 8 janvier 1953, le Dr Sadok Mokaddem nia tout en bloc, affirmant au juge instructeur qu'à aucun moment, il n'avait au cours de sa conversation, d'ordre général, avec Daniel Guérin prononcé de noms des policiers dont les noms se termineraient par un «i». Un tract néo-destourien émanant de Salah Ben Youssef cite les noms de commissaires de police qu'il met directement en cause : Natali, Pierangeli, Santoni, Perrusel, Casabianca, Mercier, Grall, Bitch, Casanova, Vella, Felix. La majorité d'entre eux sont domiciliés à Sousse. Or c'est de Sousse qu'étaient postées les lettres de menaces de «La Main Rouge». Devant l'échec de sa politique de force, Jean de Hautecloque, de sinistre mémoire, est remplacé en septembre 1953 par Pierre Voisard. Pierre Mendès-France, avant sa visite historique du 31 juillet 1954 en Tunisie, avait eu vent de l'implication et de la complicité directe des plus hautes autorités françaises de la «Régence» dans les exactions et les assassinats commis par l'organisation de l'extrême droite colonialiste en Tunisie tels que Hached, Hédi Chaker, Ouled Hafouz… Il convoque d'urgence Pierre Voisard à Paris le 29 juillet 1954, auquel il reproche sévèrement d'approuver et de couvrir des méfaits qui ne font pas honneur à la France. Il l'informa de la fin de sa mission en Tunisie et le somma de lui remettre sur-le-champ les clés du coffre-fort de son bureau de Tunis. Tout en lui intimant l'ordre de ne pas rejoindre son poste. Mendès-France charge son directeur de cabinet, André Pélabon, de se rendre à Tunis en mission spéciale, muni des clés du coffre résidentiel à la Maison de France. L'émissaire parisien se saisit de certains documents qui révélaient la collusion du représentant de la France avec l'organisation terroriste «La Main Rouge». Pierre Voisard n'a plus remis les pieds à Tunis, ne serait-ce que pour faire ses adieux protocolaires au Bey Mohamed El Amine 1er. Pour corroborer cette thèse sur l'assassinat de Hached, l'aveu le plus pathétique viendra du président de la République Française en personne et d'une manière des plus officielles. En effet, le socialiste Vincent Auriol (1884-1966), lut en conseil des ministres, le 6 mai 1953, une déclaration sur la situation en Tunisie : «Je sais, dit-il, que je vais heurter quelques-uns d'entre vous. Mais je vais remplir un devoir de conscience… Je rappelle les arrestations, les déportations, l'encouragement donné à des groupes d'autodéfense, l'assassinat de Farhat Hached resté impuni alors qu'on n'ignore pas qui l'a fait…». Plus que jamais, l'histoire retiendra le nom de Farhat Hached. Les morts ne meurent jamais tant que les vivants resteront dignes de leur mémoire. O.K. * (Cinéaste-historien)