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L'interview du Dimanche avec Fethia Saïdi, sociologue: «Notre tissu social est profondément touché»
Publié dans Le Temps le 05 - 03 - 2017

Cette semaine a été marquée par des incidents de violence qui nous ont fortement interpellés et incités à chercher des explications à ces dépassements. Du crocodile tué par des visiteurs du zoo Belvédère au nouveau-né mutilé par sa grand-mère, sans oublier la violence survenue dimanche dernier au stade de Sfax, la violence, sous toutes ses formes, ne cesse de nous interpeller sur cette société autant clivée que perturbée. Pour répondre à ces questions, la sociologue Fethia Saïdi est revenue, au cours de notre entretien hebdomadaire, sur les
différentes études sociologiques et psychologiques relatives à la réalité que nous vivons actuellement.
-Le Temps: Récemment, l'incident du crocodile tué par des visiteurs au zoo du Belvédère nous a renvoyés à la violence dans le pays et cette impression que nous avons de la voir s'amplifier après le 14 janvier. Comment expliquez-vous cela ?
Fethia Saïdi:Il faut tout d'abord préciser que la violence a toujours existé en Tunisie. Toutefois, le taux de violence augmente lorsqu'il existe des perturbations au niveau de la société. Aujourd'hui, nous vivons une sorte de mobilité sociale : rien n'est garanti, l'Etat est faible et les règles sont mal appliquées. Tout ceci contribue à l'expansion du phénomène de la violence d'autant plus que l'impunité est devenue omniprésente. Suite aux six dernières années, la violence (dans toutes ses formes confondues) connaît une hausse sans précédent et cela est, aussi, dû à la normalisation de ce phénomène. Par ailleurs, lorsqu'une société vit une transition et une mobilité, les violences profondes, en l'occurrence les crimes, connaissent, aussi, une expansion. Lorsqu'on parle de l'expansion des crimes, on ne parle pas uniquement des meurtres ; on parle, aussi et surtout, de la contrebande, du terrorisme et des différentes fraudes à caractère financier ou autre. Au niveau des meurtres, on entend de plus en plus parler d'assassinat au sein de la famille et certains s'étonnent du fait que ce phénomène n'existait pas avant le 14 janvier ce qui n'est pas vrai ; ce genre de crimes a toujours existé, ce qui a changé aujourd'hui c'est le fait qu'il n'y ait presque plus cette oppression et cette peur de la loi. Aujourd'hui, l'Etat ne joue plus son rôle de repère et ne trace plus de limites pour certains. Cela est contestable au niveau du comportement quotidien du Tunisien. Cela sans compter le fait que les représentations socioculturelles ne sont toujours pas correctement déchiffrées ; en Tunisie, après le 14 janvier, l'ancienne Constitution a été suspendue mais pas les lois. Au niveau de l'imaginaire social, on continue de croire que l'on vit dans un pays où toutes les lois sont suspendues. On est donc revenu à la situation décrite par Hobbes avec le fameux ‘l'homme est un loup pour l'homme'.
-Toujours au cours de la semaine qui vient de s'écouler, nous avons vu les photos d'un nouveau-né qui a été mutilé par sa grand-mère qui voulait le soigner. Est-ce qu'on peut dire que certaines de nos traditions sont riches en violence ?
Nous avons des traditions qui comprennent beaucoup de violences en effet. Il y a des pratiques sociales violentes qui tiennent toujours même si nous sommes en 2017. Cela veut dire que, finalement, il y a renforcement des croyances populaires qui visent, dans leur majorité, le bien être de l'Homme. Pour moi, ce genre d'incident représente un indicateur de la régression du peuple tunisien. Vous avez cité cette pratique alors qu'il en existe plusieurs autres tout aussi violentes à l'instar du tasfih (pratique que quelques personnes appliquent aux jeunes filles pour qu'elles gardent leur virginité jusqu'au mariage) ou encore la circoncision qui, au-delà de ses représentations religieuses et sociales, demeure une pratique violente. Le monde médical a beaucoup évolué et, pourtant, nous avons beaucoup de mal à aller de l'avant en délaissant ces pratiques traditionnelles violentes.
-Les commerces des ‘voyants' et marabouts connaît justement une réussite sans nom. Certains préfèrent aller vers ces personnes plutôt que d'aller vers les médecins. Cela est lié aux mêmes traditions ?
Cela fait en effet partie des croyances populaires et dénote d'une culture traditionnelle qui n'a aucune base scientifique. Bien que ces individus existaient bien avant la révolution – puisque l'Etat les a officiellement acceptés en leur donnant la possibilité d'être représentés dans le système fiscal tunisien – le fléau semble s'accroître de plus en plus aujourd'hui. Dans l'imaginaire social, on va voir un voyant pour avoir des informations sur son futur et sur ce que la vie nous réserve. Certains d'entre ces marabouts se présentent comme étant des guérisseurs ayant la capacité de vous sortir des malaises spirituels et psychologiques. Cela démontre que la psychologie en tant que discipline, aux yeux de la société, subit encore des stéréotypes ; quand quelqu'un consulte un psychologue ou un psychiatre, dans l'imaginaire social, cette même personne souffre nécessairement d'une sorte de démence. On n'arrive pas encore à admettre que consulter des spécialistes veut en réalité dire que l'on cherche des solutions aux différents problèmes psychologiques que l'on peut tous rencontrer. Cela veut dire que nous ne donnons aucune importance à la santé mentale qui ne progresse pas au niveau de notre société. Une société pour qui les sociologues eux-mêmes n'ont aucune importance scientifique. Jusqu'à présent, ces deux disciplines sont complètement marginalisées et n'ont aucune importance aux yeux de la société. En contrepartie, l'évolution de ces mêmes disciplines a atteint des seuils extrêmement importants dans les pays de l'Occident. Si les Etats-Unis d'Amérique ont réussi à devenir la première puissance mondiale, c'est parce qu'ils ont compris et cerner les différentes populations grâce aux différentes études psychologiques et sociales menées par ses chercheurs. Les USA ne font rien sans qu'il y ait des études sociales et psychologiques.
Je vous donne deux exemples concrets ; après la guerre mondiale, il y a eu une crise de viandes rouges en Amérique et l'Etat n'avait pas réussi à y remédier. Kurt Lewin, psychologue américain d'origine allemande spécialisé dans la psychologie sociale et le comportementalisme, a rassemblé des groupes de femmes ménagères et leur a expliqué que les abats sont tout aussi consistants que la viande en protéine et autres vitamines. Petit à petit, une dynamique a été créée et ces mêmes femmes ménagères ont commencé à créer des plats à base d'abats et le problème a fini par être résolu. A partir de cette expérience, nous avons commencé à parler de la dynamique du groupe et de son l'importance sur les changements des comportements. Kurt Lewin a réussi à changer tout un comportement alimentaire grâce à cette expérience.
Le second exemple est celui d'Elton Mayo, psychologue et sociologue australien à l'origine du mouvement des relations humaines en management, qui a été appelé par la compagnie Electric Western. Souffrant d'un grand problème de productivité, cette boîte a tout fait pour motiver son personnel en allant de l'augmentation salariale jusqu'à l'amélioration du cadre du travail, mais rien n'y faisait. Elton Mayo a formé un groupe d'ouvriers de la compagnie et a créé, petit à petit, une dynamique entre eux. Par la suite, il a fait appel aux responsables de la société et leur a demandé de développer leur relation avec leurs subordonnés. A partir de là, les ouvriers ont commencé à se sentir valoriser et leur productivité a commencé à se développer. Grâce à cette expérience, Elton Mayo a démontré que la productivité est liée au sentiment d'appartenance. L'Homme a toujours besoin d'une forme de reconnaissance dont la valeur est plus importante que l'argent. Il a suffit à Mayo de créer une ambiance où les responsables et les ouvriers ont une relation approfondie pour résoudre le problème de la productivité ; il a réussi là où l'argent et l'amélioration matérielle a échoué.
Cette mentalité et cet esprit n'existent malheureusement pas en Tunisie. Inconsciemment, nous sommes en train d'encourager la culture de la fainéantise et de l'effort minimal dans nos travaux tout en renforçant la mentalité du bien public. Pour changer, il faut créer une nouvelle dynamique et que les responsables de ce pays – et je ne parle pas uniquement des politiques – changent un peu leur manière de charger en accordant plus d'attention aux ressources humaines et en trouvant des passerelles qui renforcent les liens entre les personnes qui travaillent au sein d'une même entreprise. Il existe une discipline entière en sociologie qui s'appelle la sociologie des organisations qui s'occupe de la culture organisationnelle.
Lors de la dernière interview du chef du gouvernement, Youssef Chahed, il a été annoncé qu'une nouvelle tâche sera créée au niveau de la fonction publique et qui sera dédiée aux meilleurs cadres de l'Etat. Il s'agit, pour moi, d'une grave erreur puisque cela va accentuer la scission déjà importante au niveau de cette même fonction. Il faut créer une autre dynamique au sein de l'entreprise publique et cette dynamique c'est la reconnaissance des compétences que nous avons. Parallèlement, il faut renforcer les liens d'appartenance ; tant que ce lien n'est pas développé, on ne peut changer les choses. Chacun d'entre nous possède des liens familiaux qui lui sont chers ; si jamais l'un des membres de cette famille est touché par n'importe quelle chose, l'intéressé ne restera pas les bras croisés. Cela s'applique aussi aux liens d'appartenance musicaux ou sportifs. Il faut que ce même lien soit renforcé au niveau de nos entreprises.
-Quand vous donnez des images pareilles, nous avons du mal à nous empêcher de penser au fascisme et aux théories de son développement.
Non, on parle ici de liens sociaux. Il ne faut pas aller vers les liens pervers. On parle de l'appartenance pour renforcer la productivité et, d'ailleurs, on commence, en sociologie, à parler de l'identité professionnelle. Si on faisait une étude relative à l'identité professionnelle au sein de la fonction publique, on saura à quelle point elle est faible et défaillante et cela revient essentiellement au problème de la mentalité des biens publics. Il faut aussi penser aux études budget-temps ; il faut savoir combien, en nombre d'heures, le Tunisien donne de son temps à son travail. La répartition du budget-temps du Tunisien est inégale et il ne sait toujours pas comment bien répartir son temps entre le travail et les autres activités.
Au niveau de l'international, ce genre d'études permet aux entreprises, qu'elles soient privées ou étatiques, de mieux mettre en place sa stratégie en matière de ressources humaines. En Tunisie, on est encore très loin de cela. Depuis le 14 janvier, on a négligé tout ce qui est phénomène sociétal et on ne s'est concentré que sur le volet politique et cela nous a beaucoup coûté. Or, sur le plan sociétal, nous avons deux projets qui sont en plein tiraillement – entre les modernistes et les conservateurs – cela sans parler des autres phénomènes sociaux et leur gravité. Notre tissu social est profondément touché. Lorsqu'il y a une augmentation des crimes à Chicago, le département sociologie a travaillé sur cela a fini par trouver des réponses. Les sociologues, à travers les recherches-actions, peuvent apporter une grande contribution mais nous en sommes, malheureusement, très loin.
L'autre phénomène grave d'après le 14 janvier c'est le dénigrement de toute personne qui réussit de la part de ceux qui échouent ; quand une société dénigre toute ses élites, il ne faut pas s'étonner par la suite de l'augmentation du taux de la violence. Nous n'avons plus de repère et il nous faut une politique sociétale élargie pour y remédier le plutôt possible. Tant que n'avons pas mis en place une stratégie pareille, on vivra encore des incidents comme ceux dont nous avons parlé.
-Le tiraillement dont vous venez de parler nous renvoie vers la crise de confiance qui existe désormais entre la société et l'élite qu'elle soit politique ou autre. Récemment, la campagne menée contre les médecins nous confirme la gravité de la situation.
-Pour moi, il s'agit d'un concept clair et net ; il vous suffit de revenir aux discours politiques qui s'est propagé après le 14 janvier 2011 et qui se résume en une seule question que tout le monde posait à tout le monde : qui êtes-vous et où étiez-vous avant le 14 janvier ? Une question posée par ceux qui voulaient, à l'époque, se positionner sur l'échiquier politique et dans la société. Parallèlement, cette question a été accompagnée par la stigmatisation et c'est de là que nous sommes entrés dans une sorte de clivage basé sur le favoritisme. Il s'agit d'une manière d'affirmation de soi maladive que personne ne voyait venir avec sa gravité réelle. y Lorsqu'on répétait, à cette même époque, que nous vivions la révolution des jeunes, personne ne voulait croire que cela finirait par créer une grande scission entre les jeunes et les moins jeunes, eh ben nous sommes aujourd'hui. A partir de là, nous avons neutralisé les acteurs politiques et les partis politiques qui n'ont plus d'influence au niveau de la vie générale. A partir de là, la marginalisation a commencé à s'installer et le fait que les partis politiques n'aient pas réussi à reconstruire cette même confiance a empiré la situation.
Par ailleurs, tous les gouvernements qui se sont succédés ont tenu les mêmes discours et les mêmes politiques ce qui a fini par exaspérer l'opinion publique. Nous avons besoin d'une sorte de réconciliation – pas comme celle qui nous a été proposée – et que l'on mette le doigt sur le vrai problème sans chercher à embellir la réalité. Ici, je pense que les médias ont un grand rôle à jouer parce que je crois en la démocratie délibérative d'Habermas. Les médias peuvent créer l'opinion publique, mais il faut qu'elle soit créée autour des vraies questions et des vraies problématiques pour que le débat public ne soit pas un débat creux. Un débat public qui finira par trouver les solutions dont a réellement besoin le pays. On dit souvent que la liberté d'expression est l'acquis principal du 14 janvier or, pour moi, nous ne sommes toujours pas libérés parce que nous sommes toujours liés par le non-dit. Nous sommes encore dans la culture du communautarisme où l'individu n'a d'importance que lorsqu'il est au sein d'un groupe ou d'une communauté quelle que soit sa nature. On ne peut pas bâtir une société démocratique où la notion de la citoyenneté est bien ancrée si l'on continue avec la culture du communautarisme.
S.B


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