Aussitôt tombé le rideau sur le Festival international de Carthage, les soirées se succèdent dans un théâtre antique qui ne sait plus ni à quel public ni à quelles musiques se vouer. Est-il logique de continuer à altérer le prestige de cet espace culturel? Du temps où il jouissait encore de tout son prestige, le Festival international de Carthage était inséparable de son écrin. Accueilli par un théâtre romain du deuxième siècle, le festival pouvait en effet s'enorgueillir de la profondeur historique de cet édifice et s'inscrire dans la lignée des manifestations qui remettaient à l'honneur le patrimoine du passé dans la vie culturelle. A la genèse des festivals d'été Cette première époque dans la vie du Festival de Carthage avait connu une restauration en profondeur du théâtre antique, aménagé pour abriter des spectacles d'envergure et mis à niveau techniquement. Nous étions loin des premières représentations modernes accueillies par ce théâtre au tout début du vingtième siècle, à l'initiative de la compagnie de l'Essor et du docteur Louis Carton qui y donnèrent entre autres "Les Troyennes". En ce temps, le théâtre était en quelque sorte brut et le public devait s'adapter au contexte. Mais la graine était plantée et une cinquantaine d'années plus tard naissait le Festival international de Carthage, d'abord aux Thermes d'Antonin puis dans son écrin actuel. Cette période des années soixante avait connu l'émergence de nos principaux festivals en synergie avec des monuments historiques ou bien, comme à Hammamet, grâce à des théâtres de plein air bâtis à l'aune des techniques antiques. Etant donné la rareté des spectacles et l'élitisme du public, ces espaces étaient exclusivement réservés aux festivals en question. Que ce soit à Dougga, Hammamet ou ailleurs, il n'était pas question de louer ces espaces considérés comme patrimoniaux à des promoteurs de spectacles. ces derniers se repliaient en général sur les stades et aussi sur la Coupole d'El Menzah et avant elle le Palais de la Foire, la Piscine municipale ou la Pépinière du Belvédère. Une tendance née de démarches prédatrices Depuis quelques années, la tendance a changé. En effet, depuis l'initiative "Farhat Chabab Tounes" au début du nouveau siècle, le théâtre antique de Carthage était littéralement réquisitionné pour des cycles de soirées qui démarraient dès la fin du festival proprement dit. Cette tendance était consécutive à des démarches prédatrices portées par des entrepreneurs auxquels personne ne résistait avant 2011. Ainsi, malgré l'opposition peu farouche du ministère des Affaires culturelles, ces soirées se sont installées dans le paysage "culturel" et ont ouvert l'appétit à d'autres promoteurs parmi les amicales du personnel de grandes entreprises ou de départements ministériels. Ainsi, en y mettant le prix ou en faisant prévaloir son influence, n'importe qui pouvait avoir le Théâtre antique de Carthage à sa disposition. Cette politique née d'une perversion est désormais devenue la règle. Après le festival et ses soirées, ce sont d'autres représentations qui investissent le théâtre antique. Nul ne se soucie du contenu proprement artistique de ces cycles d'été. Pire que cela, dans l'esprit d'une large frange du public, c'est le Festival de Carthage qui continue. Derniers spectacles au programme: les rappeurs et et le revenant Ragheb Alama ont eu le privilège (mais peut-on encore parler de prestige ou de privilège?) de se produire dans une enceinte emblématique. Cette tendance n'a pas que des supporteurs. Si les uns avancent que cela rapporte de l'argent au ministère, d'autres rétorquent que l'argent ainsi engrangé dessert la cause culturelle. Ce à quoi des tiers ajoutent que de toutes les manières, le festival de Carthage n'a plus rien de culturel depuis longtemps. Il faut le noter: le ministère des Affaires culturelles évolue actuellement dans une démarche qui ne réserve plus les espaces emblématiques à la culture. Ainsi, les musée de Carthage ou du Bardo, Ennejma Ezzahra et d'autres lieux accueillent des fêtes nationales ou des soirées d'entreprise. Toutefois, il s'agit là d'événements privés qui n'altèrent en rien l'image de marque des sites en question. Nous avons même constaté que des établissements privés pouvaient avoir accès à la nouvelle cité de la culture aux mêmes conditions pour y organiser des défilés de mode. En gros, cela voudrait dire qu'il n'y a plus de sanctuaires pour la culture et que tous les espaces sont ouverts à tous vents. Festivals en perte d'image et incohérences culturelles Entre ceux qui y sont favorables et ses détracteurs parfois acharnés, cette politique pose question à cause de bien des interférences nuisibles pour les uns et sans importance pour les autres. Il n'en reste pas moins qu'il existe un devoir de protection de l'image de marque des lieux confiés au département de la culture. Que des soirées de mariage aient lieu dans des espaces publics reconnus constitue pour rester dans le lexique de l'époque, une ligne rouge, pourtant dépassée. Malheureusement, aucun débat véritable ni sondage d'opinion n'a précédé ce nouvel état de faits qui, rappelons-le, a connu son essor avec la mainmise d'un clan lié au président déchu. Pouvons-nous continuer ces pratiques sans en débattre? Les pouvoirs publics outrepassent-ils leurs prérogatives en détournant de leur essence des espaces prévus pour la culture? Toutes ces questions sont légitimes et continueront à se reposer. Toutefois, comme le suggèrent de nombreuses opinions, rien de tout cela n'aurait été rendu possible sans la descente aux enfers du Festival de Carthage, dorénavant dépouillé de sa légitimité culturelle et assimilé à un chapelet de fêtes populaires. Car, en effet, c'est lorsque le festival a commencé à perdre ses lettres de noblesse que les assauts ont commencé pour adjoindre le théâtre antique à la longue liste des salles des fêtes. Qui y gagne quoi que ce soit? Personne et surtout pas l'image jadis cohérente de l'action culturelle. Et de toute façon, avec le retour de l'automne, le problème ne se posera plus jusqu'à l'an prochain...