Consultant d'entreprises et enseignant universitaire Dans un rapport de 150 pages, intitulé Eruption of Popular Anger, The Economics of the ArabSpring and itsAftermath (Eruption de la colère populaire, l'économie du printemps arabe et ses conséquences) et publié en 2018, Elena Ianchovichina (de la Banque mondiale) analyse les causes et les conséquences du printemps arabe en mettant en lumière l'interaction entre les facteurs économiques, comportementaux, institutionnels et politiques qui ont influencé les transitions dans la région et le risque de conflit civil. L'étude s'appuie sur quatre principaux corps de littérature sur la pauvreté et l'inégalité, le bien-être subjectif, les conflits civils et la macroéconomie. Le syndrome du développement malheureux Tel un volcan mal éteint, le printemps arabe qui a enflammé le Proche-Orient et l'Afrique du Nord en 2011 est prêt à recracher sa lave. Si le feu couve toujours, c'est que les causes qui ont provoqué l'embrasement de 2011 sont toujours là, encore plus fortes. Le monde arabe est assis sur une bombe démographique et sociale. Sa population devrait croître de 26% d'ici 2030, selon l'Institut de Berlin pour la population et le développement. L'économie des pays d'Afrique du Nord et du Proche-Orient crée trop peu d'emplois pour absorber cette croissance démographique, qui amène chaque année quelque cinq millions de personnes supplémentaires sur le marché du travail. En conséquence, la crise sociale va aller en s'aggravant. Le rapport de la Banque mondiale appelle cela le « syndrome du développement malheureux ». Pour la rédactrice du rapport, la principale raison qui a conduit aux événements sanglants du printemps arabe est la désintégration du contrat social qui régissait de façon implicite les Etats arabes postcoloniaux, qui se résume comme suit : le gouvernement fournissait l'emploi, via un secteur public hypertrophié, octroyait gratuitement l'éducation et la santé et subventionnait les produits alimentaires de base et l'énergie. En contrepartie, les populations étaient privées de la plupart de leurs droits politiques. Quant aux causes de désintégration de ce fameux contrat social, pour Elena Ianchovichina, elles sont multiples. En premier lieu, l'accaparation du pouvoir par un groupe toujours plus étroit de personnes, la corruption, le copinage et le népotisme, qui ont pris de l'ampleur au fil des années, ont rendu ce schéma caduc. Au milieu des années 2000, les premières fissures ont fait jour au grès des déséquilibres budgétaires. Les services publics se sont dégradés, le secteur public n'est plus un employeur de choix, le système de subventionnement généralisé des produits de base, de l'énergie et des soins est devenu un fardeau insupportable pour les Etats. Les subventions ont dû être coupées. En deuxième lieu, le secteur privé n'a pas été capable de créer assez d'emplois qualifiés pour absorber la demande additionnelle d'emploi des jeunes diplômés. Ce secteur souffrait de la captation des opportunités d'investissements par une élite chouchoutée par les pouvoirs en place et par des barrières administratives contraignantes. Plus que la pauvreté ou les inégalités, c'est la frustration des classes moyennes qui, selon l'enquête de la Banque mondiale, alimente les manifestations de rue. Le sentiment que la croissance ne bénéficie qu'aux élites liées au régime en place est répandu et est justifié. Malgré leur esprit entrepreneurial prononcé, les petites et moyennes entreprises n'arrivent pas à se développer, car elles sont étouffées par les monopoles étatiques et/ou par les grandes entreprises privées liées au régime. Le monde arabe manque cruellement de ces PME exportatrices qui font la force de l'Europe. En troisième lieu, dans les pays arabes, le système éducatif est non seulement en perte de vitesse, mais également inadapté aux besoins. Dans des pays comme l'Egypte ou la Tunisie, plus les jeunes sont diplômés, plus ils se retrouvent au chômage. L'Afrique du Nord et le Proche-Orient forment la région du monde où le chômage est le plus fort et la présence des femmes sur le marché du travail la plus faible. Après avoir brossé un tableau des causes qui ont conduit à l'éclatement de la colère arabe qui a ébranlé bien des régimes autoritaires, le rapport de la Banque mondiale s'attarde sur ses conséquences. Celles-ci ont été (et sont) d'une gravité extrême. Outre les guerres civiles qui sévissent au Yémen, en Syrie et en Libye, les troubles ont porté un coup de massue à des décennies de « progrès » socio-économiques. La croissance s'est effondrée (la moyenne de la croissance du PIB a chuté de 4-5 à 1% et le revenu par habitant a reculé de façon significative), l'inflation est montée en flèche et l'espérance de vie a fortement chuté. Ils ont aussi détruit les écoles et les hôpitaux et ont poussé des centaines de milliers de personnes sur le chemin de l'exil. Ces dernières n'assurent leur survie que grâce aux aides humanitaires. Les budgets des Etats, déjà en déséquilibre, souffrent d'un trop plein de dépenses engagées pour assurer la sécurité des citoyens. Un nouveau contrat social s'impose Le rapport se termine par un long aperçu des défis auxquels le monde arabe fait désormais face. Le plus urgent de ces défis est de mettre en place et de développer une approche plus équilibrée en matière de gouvernance aussi bien dans le domaine économique que sécuritaire. De ce fait, un nouveau contrat social s'impose. D'un côté des gouvernements efficaces et impartiaux qui régulent l'économie de manière juste et équitable. De l'autre, un secteur privé dynamique, citoyen et responsable. Les gouvernements doivent prendre conscience de leur responsabilité vis-à-vis des citoyens. Après des décennies où l'économie a été dominée par la prise en charge et le dirigisme des Etats, les populations doivent être habilitées, via l'encouragement de l'initiative privée, à devenir une partie prenante active du développement économique et social. Pour ce faire, les gouvernements des pays arabes doivent se retenir de protéger et d'encourager les situations de rente, adopter les réformes nécessaires en matière de justice et de liberté d'entreprise, réduire les contraintes administratives et simplifier leur législations. L'Etat doit se contenter d'investir dans les secteurs stratégiques et éviter de concurrence le secteur privé. Enfin, et c'est la pierre angulaire de tout l'édifice : bâtir des institutions politiques pérennes est une étape nécessaire et cruciale pour le succès de ce nouveau contrat social. Je ne saurais clôturer cet article sans parler de la Tunisie, à laquelle le rapport fait une mention spéciale. Il y est écrit, qu'en Tunisie, des institutions politiques de qualité et une population homogène conjuguées avec une faible tolérance pour la violence (absence de conflits ethniques et/ou religieux) ont réduit sensiblement les risques d'embrasement. Pendant que l'électorat a été polarisé entre deux courants, conservateur/religieux, d'une part et libéral/progressiste, d'autre part, les partis politiques et la société civile, malgré une faible expérience et des traditions démocratiques récentes, ont su faire preuve d'un bon degré de flexibilité pour sauver l'essentiel : la cohésion de l'Etat.