Travaillant actuellement sur son premier projet de long métrage, Sélim Gribâa est le réalisateur et producteur de quatre films courts dont "Passicalme" est l'œuvre la plus emblématique et "24 Vérités", la plus récente. Un cinéaste qui confirme sa capacité à évoluer sur plusieurs registres et à interroger notre rapport ontologique aux images. C'est avec un documentaire intitulé "Une plume au gré du vent" que Sélim Gribâa s'est fait connaître du public cinématographique en 2012. Au lendemain de la Révolution tunisienne, ce film retrace l'aventure de "Doustourna", une initiative citoyenne de rédaction collégiale d'un projet de constitution qui s'est ensuite transformée en participation aux élections à travers des listes indépendantes. Une première tentation pour le documentaire et la comédie sociale Dans ce documentaire, c'est le frémissement citoyen qui s'est emparé de la Tunisie que Sélim Gribâa a tenté de saisir. Alors que l'Assemblée nationale constituante se mettait en place, le réalisateur a choisi de suivre les pas de plusieurs militants en campagne, mettant en exergue les contradictions qui traversaient le pays au lendemain de la chute du pouvoir. Témoignage sur une époque, ce documentaire retrace une page d'histoire et un regard sur des parcours qui se croiseront lors du premier scrutin organisé après la Révolution de 2011. Avec "La maison mauve", produit en 2014, Gribâa reste dans l'inspiration révolutionnaire et se tourne vers la fiction. Dans un film d'une trentaine de minutes, il propose une réflexion sur l'opportunisme en politique portée par plusieurs comédiens de talent. Avec Jamal Madani, Taoufik Bahri et Jamal Sassi, "La Maison mauve" se présente comme une comédie, proche dans son esthétique de l'univers d'un Ettore Scola. Maçon ne trouvant pas de travail, le personnage principal tombera dans les filets d'un responsable politique qui lui demandera de repeindre sa maison en mauve pour prouver sa loyauté. Sur ces entrefaites, la Révolution balaiera l'ordre établi et la couleur mauve, celle que préférait le président déchu, ne sera plus en odeur de sainteté. D'abord rejeté, le maçon deviendra ensuite un symbole pour sa communauté. Entre parodie et diatribe, le réalisateur pousse à leur paroxysme les ressorts qui soutiennent la solidarité d'un quartier et montre que les riverains ne sont pas dupes de certains parcours. Si ceux qui le rejetaient feront ensuite corps autour de Hassen le maçon, l'ancien responsable politique qui l'avait fourvoyé dans cette impasse, retournera pitoyablement sa veste. Dans un grand écart dont seuls ont le secret les opportunistes de toutes engeances, il se retrouvera en effet dans le camp des "révolutionnaires" du moment après avoir été l'indicateur vénal et véreux des puissants d'hier. Sur le ton de la comédie, Sélim Gribâa traite de sujets de société en posant des archétypes des comportements humains. A la manière de la Bruyère, il nous met face à des caractères, forts ou indolents, honnêtes ou manipulateurs, tout en brouillant les lignes de l'intransigeance et de l'intégrité. Zeineb, Mourad et le destin fait metteur en scène Si "La Maison mauve" est un film pour lequel le public populaire aura un penchant incontestable, Sélim Gribâa ne comptait pas se confiner dans cette veine sociale. Après son documentaire et cette première fiction, fort de son alphabet maîtrisé pour les deux registres, le réalisateur a choisi de s'embarquer dans une aventure à l'esthétique plus envoûtante et aux contours plus poétiques. C'est en effet sur le terrain de l'expérimentation que Gribâa a remis l'ouvrage sur le métier. Avec "Passicalme", un thriller expérimental également intitulé "Bab Djedid" et réalisé en 2016, Gribâa change de registre et promène son regard dans la ville sur les pas de la jeune Zeineb. Véritable oeuvre visuelle, "Passicalme" est un film d'essence expérimentale où les ruelles du quartier sont auréolées d'une lumière surprenante et peuplées de personnages étranges. A la limite du confinement, dans une ville déserte où toutes les portes sont closes, le réalisateur filme un trio très métaphorique, quasiment faustien, confronté à une porte mystérieuse. Dans ce trio, si Zeineb est la médiatrice, une sorte d'Ariane guidant Mourad dans le labyrinthe, le troisième personnage est une des figures immuables du destin. Deus ex machina, il figure le metteur en scène qui tisse, dans des mouvements giratoires, la trame du fatum. L'ocre de la pierre, les murs suintants et l'obscurité des passages donnent toute son étoffe esthétique à ce film dont l'image est conditionnée par une "cible détectée", un drone et le "déploiement d'une équipe au sol". Plein de mystère, tout en métaphores, ce film est incontestablement l'une des pépites cinématographiques de ces dernières années. Projeté aux JCC, ce film avait remporté un succès d'estime qui sera ensuite confirmé dans plusieurs festivals. Dans son essence, cette œuvre est proche de certaines approches de Jean-Luc Godard et du décalage qui se crée devant le cinéma se faisant. Pour notre part, nous voyons ce film comme pasolinien et d'autant plus mystérieux qu'il se contente de plans sobres et sombres, seulement rehaussés par la complainte d'un violon, le passage de quelques nuages, le regard des témoins et les hurlements feutrés qui s'échappent du labyrinthe. "Succès de l'opération et fin de mission" s'affichent enfin à l'écran, comme pour brouiller davantage les pistes et renforcer l'illusion fragile qui sépare la réalité d'un jeu vidéo ou d'une fantasmagorie cinématographique. Une fascination dévorante pour les images Avec "24 Vérités", sorti il y a un an, Sélim Gribâa met en scène Sawssen Maalej et Majid Mastoura réunis dans une consultation médicale entre une psy et un cinéaste/cinéphile. Le patient avoue au médecin sa fascination: observer les visages de ceux qui regardent des films. Ce prétexte permet à Gribâa de placer le spectateur dans la pénombre d'une salle obscure, entre les visages des regardants et les scènes qui se déploient sur le grand écran. Pour Mourad, les visages perdent leurs masques au cinéma et lui qui ne ressent rien, s'approprie tous ces tics, ces gestes qui révèlent les intériorités profondes de chacun devant une fiction qui se déroule. Tout à coup, les rôles s'inversent et la consultation prend un tour inattendu lorsque des images surgissent sur l'écran de l'ordinateur du médecin, prise par une crise de panique. Le film s'achève brutalement, sur un point de suspension. Quant au spectateur, il reste sur deux interrogations cruciales. L'une se réfère à Godard et nous demande si le cinéma, c'est 24 mensonges ou 24 vérités à la seconde. La seconde interrogation suggère que "le regard est le miroir de l'âme"; elle conditionne la fin ouverte du film que son auteur définit comme un thriller psychologique. En 13 minutes, dans un dialogue lapidaire, Sélim Gribâa définit ainsi notre regard sur le cinéma et l'essence profonde de ce dernier. Vivement, le prochain opus de ce réalisateur qui, discrètement et habilement, installe le cinéma tunisien dans la profondeur du contemporain, l'élan de l'expérimentation et en pleine dialectique des images et de la philosophie.