Une anecdote pour commencer. A ses heures, Mohamed Mzali, premier ministre, chercha un jour à convaincre Bourguiba de l'opportunité et de l'utilité à établir des ponts de collaboration étroite avec les monarchies du Golfe. Mohamed Mzali était dans sa logique du plan d'arabisation de l'enseignement-et il y a malheureusement réussi- mais il cultivait aussi de très solides liens avec les AL Saoud auxquels Bourguiba avait tourné le dos après l'assassinat du Roi Fayçal. Le Qatar n'était pas encore dans les radars. Bourguiba eut cette réponse : « Je suis d'accord pour des échanges en poésie, en théâtre et, de temps à autre, sur un match de football : je n'y verrais pas d'inconvénient » ! Le vieux leader classait, en effet, les monarchies du Golfe au chapitre des « féodalités ». Et il avait une sainte horreur des pétrodollars et de l'hégémonisme de l'OPEP. Sans doute, « Le Combattant suprême », avait-t-il, lui aussi, ses torts, lui, le plus viscéral des Chefs d'Etats arabes et africains -avec son rival chronique Abdennaceur- au rapport à la souveraineté nationale. Dans le naufrage de la vieillesse, il paraphait en effet cet avilissant accord de Djerba portant sur l'union avec la Libye du bouillonnant Colonel Kadhafi. Dérive vite corrigée sous l'impulsion de Wassila Bourguiba et de Hédi Nouira. Mais, auparavant, Bourguiba avait osé nationaliser les terres en 1964, chose que De Gaulle ne lui avait jamais pardonnée. Arrimés à l'axe Doha-Ankara… Il est tout de même curieux qu'on n' en appelle pas à l'arrogance du « bâtisseur de la République », en ces jours où la souveraineté nationale est mise à mal, mise à caution, à la faveur de ces deux projets de lois ouvrant grandes béantes les portes à l'hégémonie turco-qatarie. Pour l'histoire, et malgré tout son despotisme et tout son népotisme, Ben Ali était, lui aussi, dans cette logique, même s'il s'est occupé beaucoup plus à contrer les relents propagandistes de la « Chaine Al Jazeera » que du Qatar lui-même. C'est qu'il n'y avait pas encore l'axe Doha-Ankara. Et, plus encore, Ben Ali, dans son aveuglement despotique, croyait avoir réglé la montée de l'islamisme à coups de répression trop féroce, se braquant exclusivement sur ce qu'il appelait « la connexion gaucho-intégriste » dans les salons feutrés parisiens et londoniens. En 1993, dans une interview très médiatisée, il lançait cette fameuse phrase à la face de l'Occident sur Le Figaro : « L'intégrisme, c'est maintenant votre problème ». Par ricochet, il sous-entendait que cet intégrisme avait été éradiqué chez nous. Et, plus encore, à la lumière dont le GIA algérien a été tenu en respect, à nos frontières, durant la décennie sanglante. Il ne prévoyait pas Janvier 2011. Il ne prévoyait pas que la Révolution du Jasmin allait révéler la (re)montée en puissance de l'Organisation des Frères musulmans sous l'égide de l'axe Doha-Ankara. Axe hégémonique, idéologique, expansionniste ayant consacré toute une logistique pour faire élire Morsi en Egypte et pour tenter de faire chuter Bachar Al Assad, avec le concours de près de 6 mille Djihadistes tunisiens. Au nom de « la révolution permanente », Moncef Marzouki s'y investissait en personne (nous parlons uniquement de la déstabilisation de Bachar. Et, au nom du Jihadisme daéchien, la Tunisie a eu droit à son lot de malheurs, à coups d'attentats et d'assassinats politiques. Mais, en un tournemain, l'axe turco-qatari devenait, pour ainsi dire, notre « Quebla » à nous, notre « Mecque » et le tout maquillé en dons, en faux échanges économiques. A défaut de vendre carrément la Tunisie, on leur donne à acheter et à racheter les âmes ! Pourquoi ce moment précis ? Pour autant, l'on ne saurait tout mettre sur le compte de l'alignement idéologique sur cet axe. En filigrane, les commissions, les royalties drapées d'un leurre tenant à l'investissement et à la coopération internationale. Notre balance commerciale avec ces deux pays est largement déficitaire, en effet. Et, d'ailleurs, par souci de cohérence, il faudra bien rappeler que les deux projets de lois qui indignent l'opinion publique, la société civile et qui font sortir l'UGTT de ses gonds, avaient été concoctés et proposés à l'Assemblée par le précédent gouvernement, dont le ministre de la coopération internationale était d'obédience nahdhaouie avant de se retourner contre Rached Ghannouchi, lors des dernières élections. Mais la touche d'Ennahdha dans la proposition de ces projets est perceptible. Et, si les deux projets ont sommeillé dans le Bureau de l'ARP, c'était par peur que Béji Caïd Essebsi ne les promulguât pas, et surtout après cet incident diplomatique, où le défunt Président recadrait un Erdogan venu en terrain conquis et qui ne se gênait pas de brandir ces quatre doigts, signe « frèriste » de Rabâa. Parce qu'à bien lire les deux projets, et surtout en ce qui concerne la Turquie, il s'agit de faire accéder les Turcs à la propriété, au nom de l'investissement, à des pans du territoire national. C'est comme cela qu'avait commencé la colonisation française. Les Ottomans avaient, en effet, vendu le pays à la France. Maintenant, ils veulent se l'approprier à doses homéotypiques. Ce qui est troublant dans tout cela tient à une question précise : pourquoi le Bureau de l'ARP a-t-il dépoussiéré ces deux projets en ce moment précis ? Souci d'attirer des fonds pour l'économie nationale, il est vrai, aux abois ? Il y a à en douter. Mais, au-delà de l'écume des choses, on se demande où est passé le sens du « nationalisme » de Seifeddine Makhlouf et de toute son armée de « nationalistes » de la 25ème heure. Ceux-là mêmes qui insultent la mémoire de Bourguiba l'accusant d'avoir « revendu » la Tunisie à la France. Ceux-là mêmes qui sont venus pour décoloniser la Tunisie, qui menacent représailles si les accords avec l'ALECA venaient à être conclus. Par ailleurs, réduire cette dangereuse manœuvre à un bras de fer entre Ghannouchi et Abir Moussi encensant la présidente du PDL pour s'être dressée contre, tendrait à marginaliser le problème, à le personnifier. Nous ne sommes pas en contexte de vedettariat. Parce qu'il y a péril en la demeure. La société civile bouge, l'UGTT gronde. Parce qu'il y va de notre souveraineté. Pour l'heure, le gouvernement n'y peut rien. Les projets, quoique formulés avant son avènement, l'engagent tout autant, comme l'a affirmé, dans une espèce de dépit impuissant, Nizar Yaïch à propos de certaines « écritures » de la loi de finances 2020. Dans toute cette polémique, peut-être que l'avis de Kaïs Saïed, juste l'avis- parce qu'il n'a aucun droit d'interférer dans l'agenda du Parlement-serait opportun. Qu'il daigne au moins se s'occuper aussi de politique.