Tantôt frénétique, tantôt timide, jamais pondérée, la ruée des Tunisiennes et des Tunisiens vers les fast-foods, restaurants, bars et cafés, à peine rouverts après une longue baissée de rideau, dictée par le corona-fléau, ballote, grosso-modo, en fonction du lieu-dit, ou d'un moment à l'autre de la journée, voire, carrément, au gré du qu'en-dira-t-on ! D'après clientes et clients, quand bien même se bouscule-t-on volontiers au portillon, ces espaces sont dangereusement bondés de monde : proclamés donc inapprochables. Côté propriétaires, ça a plutôt horreur du vide : on se plaint de gober des mouches à longueur de temps. N'empêche que, de part et d'autre, c'est le protocole sanitaire, jonglé seulement à l'approche d'un agent, qui reste, sans équivoque, quasiment lettre morte. Mot décidément fort à la mode ces temps-ci, le « protocole », sanitaire à l'occurrence, désigne donc, de manière très générale, l'ensemble des précautions d'hygiène et les dispositifs de prévention qui devraient être mis en place, dans ce cas de figure, par les patrons des restaurants, bars et cafés, en vue d'éliminer tout risque de contamination au coronavirus dans ces espaces publics, dans le cadre de leur réouverture effective sur tout le territoire tunisien, lancée hier, jeudi 4 juin, après avoir été déjà autorisés à offrir des services à emporter, depuis le 26 mai dernier. En face, ce sont les mesures routinières de distanciation physique et les gestes dits « barrières », dont le port de masques, le mètre de sécurité et le lavage de mains, qui gagneraient pareillement à être appliqués par les clientes et les clients, à l'intérieur de ces lieux. Le guide-âne du gouvernement ! Sur le papier, tout va pour le mieux, bien entendu, dans le meilleur des mondes. Le gouvernement s'est même bien démené pour concevoir puis décréter une liste, manifestement touffue et longue comme un jour sans pain, de consignes sanitaires à se faire respecter par les établissements concernés : nettoyage régulier et désinfection constante des différents espaces, équipements, comptoirs et services de tables, rinçage assidu à l'eau de javel et purification systématique des objets et des pièces de vaisselle touchés par les clients, aération permanente des lieux et prohibition de la climatisation artificielle, décidément vecteur de contamination, défense de laisser les portes fermées afin d'éviter tout toucher à l'entrée comme à la sortie, ouverture recommandée des terrasses histoire d'éviter la surcharge, interdiction de placer les poubelles à l'intérieur des établissements, impératif de se laver les mains après chaque contact ou règlement de la note par les serveurs, gérants et autres employés, renvoi immédiat de tout employé présentant des symptômes suspects, cætera, et cætera ! Climatisation et renvoi des employés à part, force, bien sûr, est de constater que bon nombre de ces consignes, notamment celles qui concernent l'hygiène, figurent déjà dans les cahiers de charge des divers établissements en question, censément sommés, en toute évidence, de les appliquer, avec ou sans coronavirus, sachant que la plupart ne sont, de facto, aucunement respectées, soit dit en passant, en temps normal. Présentées quand même comme de véritables pense-bêtes, et toujours bonnes à rappeler de toute façon, ces consignes plus ou moins « mangeables » en pratique, sont encore enguirlandées par d'autres directives, complètement aberrantes, étant pour le moins impossibles à mettre en pratique sur le terrain. Si le ridicule ne tue pas, le gouvernement tunisien enjoint, par exemple, les restaurateurs, cafetiers et autres barmans de placer directement les commandes sur les tables des clients et de proscrire le self-service, histoire d'éviter la surcharge devant les comptoirs, tout en interdisant, en même temps, qu'elles soient apportées par des serveuses et des serveurs, en vue d'éviter tout contact, raisonne-t-on. Faute de robots disponibles et adaptés à la situation et encore moins de fantômes disposés à venir en aide, on imagine mal comment ces commandes puissent-elles se mettre à table d'elles-mêmes ! Plus absurde encore, le gouvernement exige que les marchandises, caisses de provisions et autres fournitures livrées par les camions ou les voitures d'approvisionnement ne soient pas livrées aux établissements concernés… de main en main ! De même, elles se transporteront, bon pied, bon œil, d'elles-mêmes. Décidément, c'est fou ce que le gouvernement tunisien ait autant d'imagination ! Les oreilles d'un sourd ! Quoi qu'il en soit, toutes ces consignes et bien d'autres, y compris les plus raisonnables d'entre elles, tombent de facto, dans l'oreille d'un sourd. Car ni les propriétaires, ni les employé(e)s et encore moins les clientes et les clients ne semblent y prêter attention, du moins durant le premier jour de la réouverture « officielle », entamée ce jeudi 4 juin, de ces cafés, fast-foods, bars et autres restos, dont une bonne partie ont rouvert boutique et tournent déjà à plein régime, « officieusement », bien avant cette date. De toutes les manières et après plus de deux mois pénibles et asphyxiants de confinement, il n'y a pas meilleur régal, pour la plus commune des Tunisiennes et pour le plus lambda des Tunisiens, que de sortir se calmer le pompon devant une bonne tasse de café bien serré, servie de la plus belle eau, à la cafétéria du coin ; ou de courir se taper la cloche avec une bonne pizza cuite au feu de bois dans le fast-food le plus proche ; si ce n'est de descendre se caler les joues avec un succulent plat tunisien, chamarré au thon et empanaché de câpres, concocté à la gargote blottie au bout de la rue ; voire d'aller se rincer la dalle avec une bière bien fraîche dans le bar d'à côté, en trinquant à la santé de tous ceux qui survivent au corona-fléau, dans nos contrées et dans bien d'autres. Pour les Tunisiennes et les Tunisiens, c'est ce qui se fait vraiment de mieux à l'heure actuelle, à l'heure où un retour tant espéré et tant attendu vers le futur est plus que jamais d'actualité sous nos cieux. Le protocole peut alors aller au diable, tant que c'est la réouverture très prochaine des frontières qui inquiète, en réalité, les Citoyennes et les Citoyens, beaucoup plus que celle des cafés, bars et restos ; lesquels étant actuellement convaincus que si le coronavirus se décide un jour de refrapper encore, eh bien ce sera plus à bord d'un avion ou d'un bateau qu'il débarquerait, que sur un sandwich ou dans une tasse de café.