Ce que la Tunisie vient de vivre au cours des dernières semaines nous offre un exemple de plus sur un abus colossal que les médiaset l'opinion ont l'habitude de commettre dans l'analyse de l'actualité. En fait, si des informations trouvent racine dans une histoire proche ou lointaine sur la courbe du temps, il y en a d'autres que seul l'avenir peut expliquer. Depuis la fin des élections de 2019, et l'installation de Kaïs Saïed comme Président de la République, avec « en face » l'ARP que l'on connait, une déferlante de médiocrité s'est abattue sur l'Hémicycle, devenu le creuset de toutes les tares de la Révolution de 2011. Aussitôt « intronisé » avec l'appui de Qalb Tounès à l'Assemblée des Représentants du Peuple, Rached Ghannouchi, président de l'ARP et du parti islamiste Ennahdha a, apparemment repris son rôle de « négociateur de l'ombre » de questions qui, non seulement, ne relèvent pas de ses prérogatives, constitutionnelles ou partisanes, mais de celles du Président de la République qui semblait avoir la tête ailleurs, ce qui s'est avéré vrai « après coup ». Le sujet de tout ce vacarme, la situation en Libye. La semaine dernière, l'Egypte lance une initiative où elle se déclare favorable à une solution négociée en Libye (entre Libyens), et ce suite à un cessez-le-feu sur tous les fronts opposant les forces de Haftar au collège des milices de mercenaires stipendiés par l'axe Qatar-Turquie. En ce faisant, l'Egypte, qui a deux bons milliers de kilomètres de frontières avec la Libye, se présente comme étant épaulé par deux autres pays du Golfe hostiles aux Frères musulmans depuis la Syrie et l'Egypte 2011. Juste après, l'Algérie lance cette petite phrase dans la mare libyenne : Tripoli est une ligne rouge ! Déconcertant ? Pas tant que ça ! En fait, le message est double : A la Turquie d'abord qui entend avancer en Libye moyennant quelques groupes de mercenaires évoluant dans un terrain qu'ils ne connaissent pas, dans une guerre plutôt urbaine et non en maquis, ce qui en dit long sur les visées purement commerciales de l'intervention turque. Par la nature des déclarations turques ne faisant jamais mention d'un « axe » turco-qatari, comme ne cessent de reprendre les médias du Golfe. En parlant à la presse, et en agissant sur le terrain, Erdogan parle toujours d'intérêts exclusivement turcs, réduisant ses alliés du Golfe à de simples pourvoyeurs, et non bailleurs, de fonds. Les étrangers... oust ! De plus, sur l'année en cours, le dossier a connu certains rebondissements, dont les rencontres de Berlin, où aucun pays du Golfe n'a siégé. Certains de ces pays, en l'occurrence l'Arabie Saoudite et le Qatar, ont tenté de rectifier cette marginalisation par des visites impromptues à Istanbul, Moscou, et les autres capitales régionales impliquées dans le conflit libyen. La Tunisie ne l'a pas fait. Elle était absente à la fois à Berlin et aux pourparlers officieux où se tramait les contours de la nouvelle configuration en place. Absolument pas par incapacité ou incompétence de sa diplomatie. D'une part Tunis n'a jamais été réputé par la diplomatie du cavalier seul. D'autre part, les « partenaires » obligés de la diplomatie tunisienne sur le volet libyen étaient plutôt indécis concernant plusieurs éléments de la crise et de ses perspectives. C'est dans ce contexte que l'on peut dire que la déclaration d'Alger, de par son orientation et son contenu n'était pas le fruit d'un coup de tête de la diplomatie algérienne. C'est la quintessence d'une longue série de concertations avec ses pairs de l'Union du Maghreb Arabe. Tripoli est donc une ligne rouge non seulement pour Alger, mais aussi et surtout pour Tunis, Rabat, Nouakchott, et pourquoi pas Tripoli elle-même. Ce qui réduit en un tas de suie les élans lyrique d'Erdogan sur l'Afrique du Nord, que ses ancêtres ottomans ont cédé, contre une bouchée de hach à la France pour l'Algérie et la Tunisie, et à l'Italie pour la Libye, justement. Si, au cours des semaines passées, l'Italie était occupée à juguler ses problèmes internes consécutifs aux séquelles du corona, la France en annonçant la levée de l'état de siège sanitaire l'a crié publiquement par son Président Emmanuel Macron. Ce dernier a fustigé la Turquie, qui siège aux côtés de la France au sein des structures politiques et diplomatiques de l'OTAN, pour son intervention « inacceptable » en Libye, en appelant Ankara à retirer, sans délai, ses mercenaires du territoire libyen. Une déclaration qui va droit au cœur de « l'axe nord-africain » que les médias tenaient pour mort, sous la pression d'El Jazeera, El Arabya et Sky news. La fin d'une mystification On est donc bel et bien devant une configuration nouvelle en Libye, où la solution sera imposée par la région, et non plus par le téléguidage pétro-dollaresque qui a détruit l'Irak, la Syrie, la Libye...et le Yémen. La diplomatie régionale et internationale s'accommode de moins en moins à la pratique de la guerre par procuration. L'ONU même est en passe de redéfinir la notion de belligérant dans sa littérature. En effet, les pays du Golfe ont offert à la communauté internationale les pires exemples d'interventions « humanitaire » dans des pays que séparent des distances telles que celles entre le Golfe et l'Asie du Sud, ou l'Afrique du Nord. Des pays dont les armées n'ont pratiquement aucun tableau de chasse, mais, moyennant leurs « surplus » financiers du pétrole et du gaz, veulent jouer côte à côte avec de vraies forces régionales, telles que l'Egypte, le Maroc, l'Algérie, la Syrie, l'Irak, l'Iran...et la Tunisie. Des pays où le processus de prise de décision est souvent personnel, familial, tribal, mais jamais institutionnel, puisque la notion de parlement n'existe toujours pas dans ces contrées. Ainsi, on peut deviner que l'initiative égyptienne achoppe toujours sur ce point : Celui de la présence, même camouflée, de certains pays du Golfe, qui n'ont aucune légitimité de présence hors diplomatique dans la région. Un point auquel les pays nord africains sont désormais très sensibles, surtout après la prise de position publique de la France et de l'Italie. C'est ce qui explique aussi le peu de cas prêté à « l'intrusion » de la Russie dans le dossier. Les difficultés constatées dans les contacts turco-russes ces derniers jours proviendraient de cette perspective, qui consiste à « nettoyer » le terrain non seulement des mercenaires de tous bords, mais aussi de l'argent qui les soutient. C'est à ce titre que la Turquie négociera dans quelques jours la légalité de sa présence en Méditerranée orientale et du Sud. C'est ce qui explique le silence stoïque, et le remplissage laborieux dont la résidence tunisienne a traité les sauts en l'air de Ghannouchi. L'heure des comptes n'est plus loin.