Après d'âpres négociations sous la présidence allemande, les fonds européens devraient, à compter du 1er janvier 2021, pouvoir être suspendus en cas d'entorse à l'Etat de droit par l'un des Etats membres. C'est en tout ce cas ce qui a été convenu entre le Parlement et le Conseil. Les principales formations politiques du Parlement s'en réjouissent. Cependant, deux Etats membres, la Pologne et la Hongrie, dénoncent ce qu'ils considèrent comme un prétexte à une ingérence de l'UE dans leurs affaires intérieures, voire un « procès politique » mené par les forces de gauche (peu importe que la droite modérée approuve le dispositif). Nul n'en sera surpris, il s'agit des deux mêmes Etats qui font l'objet d'une procédure d'infraction de l'article 7 pour divers manquements aux valeurs européennes telles que définies à l'article 2 du traité de l'Union*. Deux procédures au point mort, qui ne peuvent aboutir au Conseil, où la règle de l'unanimité permet à la Hongrie de protéger la Pologne et réciproquement. Menace sur le plan de relance européen Ne parvenant pas à raisonner ces deux régimes, les Européens ont donc décidé de frapper au portefeuille à travers ce dispositif juridique qui se décline en huit articles. La Hongrie et la Pologne étant parmi les plus gros bénéficiaires des fonds européens (on parle ici de dizaines de milliards d'euros par an), l'argument financier aura peut-être plus de chances d'être entendu, se disent-ils. Cette clause budgétaire repose donc sur un pari politique : faire plier la famille Kaczynski qui règne sur la Pologne et lier les mains de Viktor Orban, l'homme fort de la Hongrie après des années de procédures contentieuses lancées par la Commission qui n'ont pas mené à grand-chose... Les décisions de la Cour de justice de l'UE ont certes un peu plus d'autorité que les « bulles » de la Commission, mais la plus haute juridiction polonaise commence à s'en émanciper. En riposte, la Pologne comme la Hongrie menacent de faire capoter le plan de relance en refusant d'adopter la décision « ressources propres » qui doit permettre à la Commission de procéder au grand emprunt (750 milliards d'euros). Evidemment, tout le monde serait perdant. Cette menace est-elle sérieuse compte tenu des conséquences économiques néfastes qui frapperont aussi bien Varsovie que Budapest ? C'est toute la question. Ce passage en force pour le respect de l'Etat de droit intervient dans un contexte économique plombé et des manifestations de masse en Pologne contre la restriction de l'avortement... Bref, on ne peut pas dire que l'Europe soit unie et sereine face à l'adversité du moment. Les chefs d'Etat et de gouvernement des 27 s'étaient mis d'accord, lors du sommet européen de juillet, sur une clause budgétaire liée à l'Etat de droit mais dont les détails devaient être fixés ultérieurement. Pour les Hongrois et les Polonais, on devait s'en tenir au strict contrôle du bon usage des fonds européens sans autre implication politique et morale. « Entendons-nous bien : ce n'est pas l'Etat de droit qui nous gêne, argumente George Károly, l'ambassadeur de Hongrie à Paris. Et nous sommes tranquilles là-dessus : la Hongrie est un Etat de droit. Une tout autre question est le contrôle de l'usage approprié des fonds européens par les différents pays bénéficiaires, ce qui est une juste préoccupation non seulement des institutions européennes, mais de tous les Etats membres, y compris la Hongrie, qui cotisent au budget de l'Union. Ce contrôle doit évidemment être effectué, mais sur la base de critères intrinsèques clairement et préalablement définis. C'est ce que prévoit le compromis adopté à Bruxelles en juillet dernier, et que nous avons accepté. La présence dans ce jeu de l'Etat de droit, dont il n'existe aucune définition normative unanimement acceptée et qui, pour cette raison, ouvre la porte à l'arbitraire politique le plus incontrôlable, est extrinsèque au sujet et n'a rien à faire dans cette galère. Il en va de la sécurité juridique, qui est la condition de base d'une gouvernance démocratique, donc de l'Etat de droit lui-même. » Au contraire, pour les pays dits frugaux (Pays-Bas, Suède, Danemark...), comme pour la France, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne..., la clause devait prendre en compte les valeurs européennes de démocratie, de séparation des pouvoirs, de respect des droits des minorités, d'indépendance de la justice... Bref, tout ce qui, dans l'article 2 du traité de l'UE, esquisse entre les Européens un contrat politique, un projet de société qui se distingue d'un simple marché. C'est aussi une histoire de confiance mutuelle. Un citoyen européen peut être jugé dans un autre Etat de l'Union que le sien et doit pouvoir bénéficier des mêmes garanties. Comme le dit souvent le commissaire Reynders chargé de la Justice, tout juge de l'UE est un « juge européen » car ses décisions sont opposables dans les 27 pays de l'UE. La qualité de la justice ne peut pas être moindre à Varsovie qu'à Rome, Madrid, Berlin ou Nicosie. Et pas seulement en droit des affaires, qui intéresse plus particulièrement les entreprises qui interagissent sur le marché unique.